Depuis toujours ils nous font rêver, ces grands paquebots blancs semés comme des petits cailloux à travers le continent asiatique. Les hôtels de légende édifiés du temps des colonies sont toujours vivants... Plus majestueux et plus douillets que jamais, ces icônes tracent pour nos âmes sentimentales une sorte de sentier de la nostalgie.
En arrivant au Palace de Dalat ce jour-là, nous avions pris un verre au Café de la Poste. Le tourne-disque jouait une chanson de Rina Ketty « J’attendrai, le jour et la nuit ; j’attendrai toujours, ton retour… » tandis que trois Vietnamiens sirotaient leur pastis. Derrière la façade Art déco, notre chambre respirait doucement. Le parquet verni à petites lattes, le lit d’acajou jetaient des reflets rouges sur les murs et la coiffeuse sentait encore la poudre de riz…
©Dalat Palace Luxury Hotel
C’est dans ce lieu insensé, perdu au fin fond des montagnes de l’Annam, ex-province du Vietnam, que j’ai compris pourquoi les hôtels mythiques éparpillés sur le continent asiatique forment le creuset de nos fantasmes : ils palpitent encore d’une douceur de vivre, d’un parfum de monde perdu dont la nostalgie se love au plus profond de notre inconscient collectif. A l’instar de la voiture de Marty dans Retour vers le futur ils vous projettent, en une fraction de seconde, cent ans en arrière. J’avais été submergée par la même émotion au Métropole à Hanoï. Une fois la porte franchie, le fracas des klaxons de mobylettes s’était tu pour laisser place à la musique du charme colonial.
Charlie Chaplin, qui y avait séjourné pour son voyage de noces avec Paulette Goddard, adorait ce grand vaisseau blanc et la terrasse qui surplombe le quartier français. En a-t-elle vu, cette terrasse ! Joan Baez en avait même fait son quartier général pendant la guerre du Vietnam. En 1901, lorsque le Métropole fut construit, on mettait dix-huit heures en automobile pour aller de Dalat à Hanoï - en croisant à l’occasion un tigre ou un éléphant – et 28 jours pour relier en bateau Marseille et Saigon. Est-ce le regret de cette lenteur qui nous fascine aujourd’hui ? Ou celui de l’ineffable élégance des hôtes qui ont fait la célébrité des lieux ?
©Strand Hotel
Comment ne pas imaginer Maurice Chevalier dansant avec Jean Harlow dans la salle de bal du Raffles de Singapour ? Ou Douglas Fairbanks et Mary Pickford cachant leurs amours dans les couloirs larges comme des boulevards du Eastern & Oriental de Penang en Malaisie ? Débarquant avec leur bibliothèque de voyage Goyard et leur malle-cabine Vuitton de ces hôtels flottants qu’étaient les paquebots, mondains et artistes ne connaissaient pas l’expression « voyager léger ».
Ils prenaient leurs aises dans ces univers feutrés protégés des cahots de la colonisation par une bonne couche de luxe. Séduits par leurs récits exotiques, ils suivaient à la trace les écrivains voyageurs : Graham Greene, Somerset Maugham, Rudyard Kipling, Joseph Conrad, Noël Coward, ou Hermann Hesse… Piliers du temple des aventures de l’Extrême-Orient, les auteurs se retrouvaient au Raffles, leur point de ralliement, puis partaient chercher l’inspiration à l’Oriental de Bangkok ou au Strand de Rangoon, par où passaient inexorablement tous les voyages en Asie. Dans les suites qui portent toujours leurs noms, ils couchèrent quelques chapitres de leurs chefs-d'œuvre et c’est aussi un peu de leur grain de folie que l’on vient aujourd’hui respirer dans ces lieux de légende.
Au Cambodge, le Grand hôtel de Siem Reap veille sur souvenir d’une autre folie : celle d’André Malraux, camé de l’Asie. Le Ministre de la culture aimait tant, on le sait, les temples d’Angkor ! Les noms de ces lieux et de ces palaces faisaient-ils rêver ces hôtes célèbres autant que nous ? Dites « Majapahit à Surabaya » et déjà, vous avez la chair de poule… On frissonne aussi à l’idée que ces mastodontes de l’hôtellerie ont tous traversé deux guerres…
©Raffles Grand Hotel d'Angkor
Le Majapahit, tiens, fut réquisitionné par les Japonais pour en faire une prison en 1945 ; ils transformèrent aussi l’Oriental en club privé avec vue sur le Chao Praya. L’imposant Manila Hôtel aux Philippines devint poste de commandement pour le général Mac Arthur tandis que le bar du Continental et celui du Majestic de Saigon servaient de quartier général pour les reporters de la guerre du Vietnam...
Mais leurs cicatrices confèrent plus de charme encore à ces dinosaures qui ont traversé les ans avec stoïcisme et sont parvenus jusqu’à nous dans toute leur splendeur, conservée ou retrouvée après des travaux qui, par chance, ont toujours préservé la facture et la force de leur époque de gloire. Certes, le WIFI s’est faufilé dans les couloirs et les ascenseurs montent plus vite, mais on découvre toujours, à peine la porte à tambour passée, le même parfum de contrées lointaines.
Royal à Phnom Penh ou Majestic Malacca en Malaisie, qu’importe : invariablement, la hauteur des plafonds sous la lumière jaunie des lustres de cristal, l’odeur de l’encaustique et des bois de cèdre vous enivrent. A chaque fois, vous avez l’impression de rentrer à la maison tant le décor, souvent d’influence Art déco et toujours ponctué de tapis moelleux, de robinetteries anciennes et de bois précieux, est immuable. Mieux : l’inouï confort est resté intact. S’ils revenaient aujourd’hui, Charlie et Paulette ne seraient pas dépaysés…
©Raffles le Royal
Qu’il est bon de s’asseoir dans un fauteuil en rotin sur la varangue, tandis que le crépuscule asiatique tombe doucement sur les fleurs des frangipaniers, pour relire l’Amant de Marguerite Duras. Vous réalisez que, finalement, le rythme languissant des ventilateurs brassant l’air moite vous va comme un gant et vous décidez de laisser votre Ipad au coffre...
Le maître d’hôtel en gants blancs qui vous sert le thé semble faire partie des meubles et le butler qui refait votre valise avec une science savante en intercalant du papier de soie entre les habits, vous raconte comment Audrey Hepburn aimait qu’on lui serve son petit-déjeuner. Comment repartir ?Choisir de séjourner dans l’un de ces hôtels mythiques ne laisse pas indemne. L’affaire ne se résume pas à l’idée de s’offrir les vertiges du luxe, elle revient plutôt à s’accorder une initiation au voyage sentimental
Des frères inspirés
Martin, Tigran, Aviet et Arshak : des prénoms peu ordinaires pour des hommes hors du commun. Cette fratrie d’Arméniens venus d’Ispahan en Perse, à Singapour, eut la première l’idée de construire des hôtels de luxe en Asie. Le Raffles de Singapour, baptisé du nom de Sir Stanford Raffles, le fondateur de l’île, fut leur premier opus en 1887, suivi par le Eastern § Oriental à Penang en Malaisie, le Strand de Rangoon en Birmanie et le Majapahit à Surabaya en Indonésie. Les quatre sublimes palaces portent leur patte : des volumes immenses, une décoration victorienne très british avec des touches d’inspiration orientale, un service d’élite. Doués d’un sens de la publicité précurseur, les frères Sarkies ont dominé à leur époque l’hôtellerie dans les Détroits, ils nous laissent en héritage un véritable art de vivre…
« L’Hôtel Raffles résume à lui seul toutes les fables de l’Orient exotique. »EXTRAIT, L’ENVOUTE SOMERSET MAUGHAM
©Raffles Grand Hotel d'Angkor
A l’enseigne de la nostalgie
Quel choc, quand on se promène dans Dalat, de tomber sur ces maisons à colombages ou à toits « cassés » d’inspiration normande ou alsacienne, à 9 900 kilomètres de la France… L’histoire de cette ville est édifiante : en 1897 le président Paul Doumer, alors gouverneur général de l'Indochine, cherche un lieu pour construire un sanatorium. C’est sur cette cité perdue dans les montagnes de l’Annam qu’il jette son dévolu : l’air y est si pur. La fraîcheur de l’altitude attire vite les riches colons qui en font leur « station climatique » et édifient jusqu’à mille maisons, totalement décalées, construites en souvenir de leur chère région d’origine… Le Palace Hôtel est construit en 1922 pour recevoir d’autres vacanciers, vaste meringue Art déco posée au milieu de nulle part.... L'hôtel a été rénové en 1995 et n’a rien perdu de son charme ambigu. Le restaurant s’appelle depuis toujours Le Rabelais, le spa L’Aquitaine, on vient vous chercher à l’aéroport dans une antique Traction… Pincez-vous : vous êtes au Vietnam !