Grand rêve blanc, pétri de clichés et de récits d’aventuriers, le Groenland révèle aujourd’hui un nouveau visage. Un face-à-face entre une nature grandiose en sursis et une génération d’Inuits, fière de renouer le dialogue avec ses racines et d’écrire un avenir en vert.
Knud Hendrik fixe l’horizon, les pommettes fouettées par le vent du nord, les pieds solidement ancrés dans la neige fraîche tapissant le sol. Son regard bridé plonge vers le fjord d’Ameralik – miroir opalin qui s’enfonce sur une centaine de kilomètres vers la calotte glaciaire, l’inlandsis – il file entre les aiguilles de granit dégringolant du ciel jusqu’au bleu glacial de l’Arctique, et pour finir, se pose sur des dômes de meringue explosant de lumière. Entre deux bourrasques, le jeune homme, sourire aux lèvres, souffle son rêve : “Un jour, j’irai explorer ce glacier. Personne, je crois, n’y a jamais posé le pied”. Folle idée ? L’esprit pionnier coule de source chez ce jeune Groenlandais qui partage le patronyme d’un des premiers explorateurs du pays et a pour terrain de jeu, depuis l’enfance, un immense domaine vierge entourant la montagne de Hjortetakken.
Nous sommes à seulement vingt minutes de bateau de Nuuk, la capitale du Groenland, tout au bord du monde. Charpentier de formation, skieur précoce, Knud manie marteau et réseaux pour retaper une poignée de minuscules refuges bâtis par son père dans ce grand désert blanc, il y a près de quarante ans. À l’époque, l’acheminement des matériaux, depuis les rives du fjord jusqu’au pied des montagnes, s’est fait à dos d’amis. Aujourd’hui Knud ne se prive pas d’utiliser motoneige et téléphone satellite pour accélérer la restauration de ces cabanes de lutins perdues sous les sommets vierges. Eau courante… au ruisseau, éclairage à la bougie, chauffage au poêle : un confort minimaliste dans un cadre au luxe démesuré, destiné aux voyageurs en mal d’espace. Car si l’époque a changé, les paysages sont ici toujours aussi grandioses.
Premier choc visuel : l’échelle vertigineuse entre le skieur et les paysages vierges. Dissonance cognitive pour les frêles rétines européennes, si peu habituées à une telle profondeur de champ.
Deuxième étourdissement fracassant : le son oublié du silence. Une chape de coton, à peine ciselée par le frottement sur la neige des peaux de phoque en synthétique, qui permettent ici de gagner les sommets de la façon la plus “éco-logique”. Au plaisir de la vue, s’ajoute alors le goût du chocolat chaud décuplé par l’effort. Enfin, lorsque tombe la nuit, la pureté du ciel cobalt laisse place à la poussière solaire qui orchestre le spectacle magique des aurores boréales.
« Juste s'asseoir et pêcher deux heures peuvent vous rendre heureux. »
“Nature is the boss !” clame Tom, ancien pêcheur devenu chauffeur de taxi, en récupérant sur le port de Nuuk l’équipage de randonneurs-skieurs, fraîchement revenus sur terre, après un passage par la mer bien frappé. Ne jamais oublier qui est le maître reste une évidence sur cette île-continent trois fois et demie plus grande que la France, encore recouverte de glace à 80 % malgré l’avancée du réchauffement climatique, et dont la population globale dépasse à peine celle de la Creuse. Une nature âpre, à laquelle les premiers peuples nomades se sont frottés il y a plus de 4 500 ans, avant de disparaître, refroidis sans doute par un climat extrême qui, au cours des millénaires, continuera à repousser l’Homme. Même les vigoureux Vikings, invités à la fin du Xe siècle par Erik le Rouge à s’installer à la pointe sud de ce “grœnland”, pays verdoyant, puis un peu plus tard ici, le long du Godthabsford (fjord de l’Espérance), ne résistèrent pas. Furent-ils terrassés par le “petit âge glaciaire”, par un manque cruel de vivres, ou une confrontation virile avec les Paléoesquimaux poussés, eux, vers le sud ? “Les avis divergent et le mystère reste entier !”, constate Ujammiugaq Engell, curatrice du petit musée national de Nuuk, niché sur le vieux port de la ville aux façades écarlates.
Seul un peuple fut capable de survivre de manière durable dans cet environnement hostile : les Thulé. Grâce à une formidable capacité d’adaptation, à l’invention entre autres du kayak, de l’umiaq (barque traditionnelle) et du qamutiq (traîneau à chiens), ils réussirent à étendre leur territoire de chasse jusqu’à la côte est de l’île. Une culture en totale osmose avec cette nature rude mais généreuse et dont les Inuits modernes – de l’Alaska au Groenland – sont les directs descendants. Passés du harpon au smartphone, de l’amulette à internet en moins de cinquante ans, les Groenlandais ont troqué la vie de chasseurs nomades nés sous un igloo pour la sédentarité en appartement chauffés, avec la même capacité d’adaptation que leurs ancêtres, même si, face à ce bouleversement d’identité, une partie s’est égarée dans les méandres de la violence et de l’alcoolisme. Pour autant, la nature a gardé une place essentielle. “Cet environnement difficile vous rend fort physiquement et spirituellement”, explique Liisi Egede Hegelund, propriétaire de l’adorable Inuk Hostels, posé au bord du fjord, à la manière d’un camp nomade moderne. “Si je suis stressée ou triste, je vais marcher, je regarde les montagnes, je respire, j’écoute le silence… et je reviens apaisée. Juste s’asseoir et pêcher deux heures peuvent vous rendre heureux. Nous sommes ainsi capables de vivre dans une société difficile”, poursuit la sexagénaire rayonnante. Depuis cinq ans, elle s’attache à transmettre à ses pairs la culture de leurs ancêtres. “Ma génération a oublié progressivement son héritage inuit. À l’adolescence, nous étions envoyés au Danemark pour notre scolarité, de retour nous faisions tout pour nous intégrer dans une société européanisée”.
Aujourd’hui Liisi réveille donc ce patrimoine engourdi, notamment grâce à sa gastronomie. À sa table, elle fait déguster les saveurs puissantes de la mer sous forme de “tapas groenlandaises”, composées de poissons séchés ou fumés, de viande de phoque, de baleine… – une dose homéopathique pour se réhabituer au goût, également adaptée aux palais sensibles de passage. Un challenge gustatif, adouci par les herbes rares, récoltées en été. On redécouvre l’angélique de nos campagnes, qui apaise le système digestif (et le souvenir de la graisse de béluga se dissout peu à peu), le thym arctique et ses vertus anti-inflammatoires, ou encore le lédon du Groenland – dont la feuille évoque un petit kayak –, sous forme de thé antistress. Apaisé, on regagne sous un ciel halluciné d’aurores, le cabanon baptisé Nanoq (ours polaire) – celui-ci étant désormais contraint de chercher sa pitance ici, aux portes de Nuuk.
Loin de se perdre dans les profondeurs du fjord qui borde ses fenêtres, le message de Liisi trouve écho chez une génération de trentenaires actifs, fiers, et bien décidés à défendre leur héritage naturel et culturel.
À 31 ans, Innunguaq Hegelund, a aussi choisi la gastronomie comme porte-voix. “Parce que les saveurs marquent bien plus durablement que les mots”, précise-t-il d’une voix tranquille, mais pressé de rejoindre le marché aux poissons où l’on annonce un arrivage. Né à Paamiut, un petit village de la côte sud-ouest, Innunguaq a fait ses études au Danemark puis au Portugal avant un retour sur son île natale. À vingt ans, il doit alors réapprendre une langue qu’il a oubliée. Le jeune chef perfectionne ensuite sa technique et libère sa créativité à l’Hotel Artic d’Ilulissat, avant de se lancer à la reconquête des saveurs inuites. “Je ne supportais plus de voir des chefs groenlandais servir uniquement du poulet ou du porc. C’est tout aussi aberrant que des restaurants français qui ne proposeraient que du phoque !” Regard doux mais avant-bras tatoué, Innunguaq se bat donc pour remettre au goût du jour bœuf musqué, caribou, phoque, canard, et moules sauvages. De la chasse à l’assiette, il confectionne une cuisine locavore, à l’état brut ou presque – crue, fumée, fermentée –, servie sur un morceau de granit, sans pour autant se priver de la fantaisie d’une mousse flambée à l’infusion d’herbes du Sud. Un langage papillaire simple, résolument dans la tendance – René Redzepi, à la tête du célèbre Noma, est d'ailleurs venu récemment s’inspirer des ingrédients arctiques – et pratiqué à des prix modérés afin de parler au plus grand nombre.
Lorsque les hommes manquent de respect à la nature, Sedna, la déesse marine, retient dans sa chevelure la faune nourricière. Seul un chaman peut alors tenter d'apaiser sa colère.
Objectif : ressusciter un patrimoine sacrifié sur l’autel de la mondialisation. Afin de mieux diffuser le message, ce chef nomade (il officie aussi à Portland et Helsinki) a opté pour des restaurants éphémères, tournant à travers tout le pays, durant une soirée ou plusieurs mois. En parallèle, il lutte contre le gaspillage en utilisant ses invendus pour nourrir les plus démunis, et intervient dans les prisons pour former à la cuisine de jeunes criminels. Une réinsertion par les fourneaux. Père de famille engagé pour son pays, Innunguaq voit dans l’utilisation des ressources locales et la limitation des importations une façon de préserver une culture et un environnement exceptionnels, mais en danger. “J’aimerais que mes filles voient la calotte glaciaire avant qu’elle ne disparaisse”, songe-t-il à voix haute, en roulant vers l’université de Nuuk où, dans les cuisines, il fait fumer son poisson. Car si le changement climatique permet désormais de développer la culture de légumes au sud de l’île, la progression du phénomène à de quoi inquiéter. Libérant une nouvelle voie commerciale maritime, des réserves de pêche et l’accès aux ressources du sous-sol mondialement convoitées, la fonte des glaces pourrait bien changer la face du pays. En 2017, le Groenland a connu le début d’hiver le plus chaud depuis quarante ans, et les experts lancent, de nouveau, unanimement, un cri d'alarme à protéger ce patrimoine universel.
Ce soir, entre ses anciennes maisonnettes colorées et ses récents immeubles gris, Nuuk (ou Godthab – bonne espérance –), comme elle fut baptisée à l’origine, fond lentement dans les rayons mordorés d’un astre qui tombe au ralenti dans le fjord, éclaboussant au passage les montagnes d’un crépuscule pastellisé. Pour autant, la capitale reflète un visage d’avenir. Celui d’une génération gardienne d’un précieux patrimoine, qui, à l’inverse de ses aînés, ne bâillonne plus son identité inuite mais y puise sa force. Sourire éblouissant, contrastant avec le blizzard glacial qui, ce matin derrière la fenêtre, fige les silhouettes fantomatiques, Anika Krogh, raconte ainsi son enfance, passée à chasser le caribou et à récolter les myrtilles. Cela lui a inspiré, explique-t-elle, un camp de luxe éphémère et écoresponsable. Une bulle de confort, perdue à la manière des ancêtres sur les rives du fjord de Nuuk, dans des paysages grandioses de toundra et d’icebergs à la dérive. Le summum du glamping version groenlandaise, imaginé par Anika et son danois de mari, renaît chaque été, au grand bonheur des voyageurs en quête d’un retour aux sources, devenu si rare.
Plus modestement installé à bord d’un minuscule atelier perché sur un container surplombant les flots glacés, Anders Zeeb s’est lancé un autre défi. Dans un pays dépourvu d’arbres, ce jeune ébéniste fabrique, grâce à du chêne importé, des meubles design qu’il vend au Canada et au Danemark. Un frondeur, lui aussi, qui puise son inspiration dans le patrimoine de son pays : un fauteuil qui ressemble à un ulu, le couteau traditionnel, une façade de buffet imitant la crête de la montagne de Sermitsiaq qui borde Nuuk.
Jeunes entrepreneurs, à la fois liés à leur époque et à leurs racines, ils sont connectés à Facebook et Instagram mais également à Sedna, la déesse marine qui, lorsque les hommes manquent de respect à la nature, retient dans sa chevelure la faune nourricière. Seul un chaman, capable de passer dans le monde invisible, peut alors tenter de calmer sa colère contre les fautifs, en lui peignant les cheveux. Le mythe environnementaliste résonne au présent et particulièrement chez cette génération consciente d’avoir entre les mains un trésor fragile. Sur ses doigts façonnant un plat de céramique, Lena Augusta Olsen porte des tatouages traditionnels évoquant la déesse. “Le tatouage traditionnel, longtemps interdit par l’église danoise, refait surface”, glisse la jeune artiste qui sculpte un motif inspiré par les tailleurs de tupilaks (esprits du mal) habituellement représentés sur des os. Partie étudier la poterie au Wyoming, Lena est rentrée à Nuuk, il y a deux ans : “Je suis attachée au Groenland même si j’ai dû me préparer à ce retour au calme après les États-Unis”, murmure-t-elle. “Là-bas, votre inspiration est constamment stimulée, les possibilités de distraction sont perpétuelles. Ici, je peux me concentrer sur l’essentiel, et sur les gens qui m’entourent”.
Prendre soin de son environnement, également humain, un réflexe naturel chez les Groenlandais. “Lorsqu’on se croise, même dans la tempête, on se regarde, personne n’est invisible”, témoigne Lena. Plus loin, dans les minuscules communautés qui bordent le fjord menant jusqu’au village isolé de Kapisillit (79 âmes, chiens compris), la bienveillance est paraît-il encore plus forte. Et dans les minuscules communautés qui bordent le fjord, la bienveillance est décuplée. Paradoxalement, choisir “Nuuk York” (trois musées et un centre culturel, tout de même, pour 18 000 habitants) ne condamne pas l’artiste à l’isolement. La capitale compte une communauté bien active de sculpteurs, peintres, photographes, chanteuses, comédiennes… Une scène créative qui communique à la fois avec ses origines et avec le monde. Ce matin, Lena échange sur Skype avec l’une des designers du collectif français Hors Pistes, venus chercher l’inspiration ici, à l’été 2017 : “Nous étions attirés par la richesse de la culture inuite, la finesse de son artisanat. Nous avons été fascinés par le dialogue entre les artisans et ce territoire qui limite drastiquement les matériaux et force la créativité”, témoigne Amandine David, cofondatrice du projet.
Enrichie de rencontres, l’expérience des grands espaces arctiques prend une nouvelle dimension. On comprend mieux le désir de découverte du jeune skieur rencontré en début de voyage. Lors de l’escale de retour à Kangerlussuaq, saisis à vif par un bon moins 35° C, l’esprit engourdi se focalise sur un groupe d’aventuriers des temps modernes qui s’apprêtent à rallier, à ski de randonnée, le village de Sisimiut, 180 kilomètres plus à l’ouest. Une semaine en autonomie totale, perdus dans l’immensité glacée. Une grande parenthèse blanche qui réveille la capacité de l’homme à s’adapter, à se réinventer et à entretenir le dialogue avec cette nature à la fois extrêmement exigeante et vitale pour nous tous. Un rêve de pionnier qui soudain ne semble plus si éloigné.
Par
BAPTISTE BRIAND
Photographies
OLIVIER ROMANO