En vingt années de carrière, ce chanteur français fit vibrer l’Argentine, son pays d’émigration, puis toute l’Amérique Latine. Aujourd’hui encore, il est vénéré à la manière d’un mythe. Sa sépulture rassemble les adorateurs du tango chanté dont il fut le précurseur puis le maître. Rendez-vous au cimetière de Chacatira pour retrouver El rey del tango, Carlos Gardel.
Ainsi va la gloire. Elle magnifie les destins, rendant certaines étoiles bien plus brillantes une fois qu’elles sont parties au pays des éternités. Surtout quand ils sont prématurément fauchés en pleine scène. Ce funeste 24 juin 1935, l’avion qui transporte Carlos Gardel s’écrase près de Medellin en Colombie. On pense à Buddy Holly, Otis Redding, Marcel Cerdan, Glen Miller, Daniel Balavoine… Son voisin de fauteuil est le parolier Alfredo Le Pera qui lui a écrit son plus gros succès, Volver, l’histoire inusable du type qui vingt ans plus tard, revient sur les lieux de ses premières amours et cherche à apercevoir celle qui faisait battre son cœur. « Sentir que la vie n’est qu’un souffle/ Que vingt ans, ce n’est rien ». A l’écoute de cette complainte du temps qui file, des millions de beautés latines ont caché leurs larmes dans leurs boucles brunes.
Heiko Meyer/LAIF-REA
Mort, le plus célèbre des chanteurs de tango qui effectuait une tournée triomphale en Amérique Latine, après avoir brillé à New York, Barcelone, Paris, Bogota…, entre dans la légende. A Buenos Aires, la ville où il a grandi et connu ses premiers applaudissements, elle n’a depuis jamais faibli. Chaque jour, les apôtres de Carlos viennent se recueillir devant son mausolée, toujours impeccablement fleuri et briqué. Une statue en pied représente le héros, costume trois-pièces et sourire ravageur. Tout Carlos, lorsqu’il tenait le micro et plongeait son regard dans celui des spectatrices du premier rang. Pâmoison assurée. Même Elvis, version Vegas et paillettes blanches, n’a pas fait mieux. Julio s’y est bien essayé mais il lui manquait la sensualité tango, cette chanson infiniment triste qui met le feu aux sens et à la danse.
Entre gros bras et prostituées
Pour contribuer à cette fièvre locale, rejoindre le cimetière Chacarita, dans le quartier du même nom. Avec ses 95 hectares de verdure, c’est le plus grand de la ville, deux fois notre Père-Lachaise, immensément plus vaste que celui de la Recoleta, célèbre depuis qu’y repose Eva, Evita Peron, chère à Madonna. Qu’importe, avec 1 500 titres à son répertoire, une playlist qui signe la naissance du tango chanté, Carlos Gardel est d’une autre planète.
Charles Romuald Gardès voit le jour à Toulouse le 11 décembre 1890. La vie commence mal pour lui. Fruit d’une liaison incertaine, il doit se passer de père. A une époque où faire un bébé toute seule garantit l’opprobre, la fille-mère embarque avec son enfant à bord du premier bateau qui lève l’ancre depuis Bordeaux. Au bout du voyage, voici Buenos Aires, en compagnie de tous ces miséreux d’Europe qui rêvent de tourner la page pour écrire enfin celle d’une nouvelle vie, toute d’audace et de liberté.
Carlos a deux ans et habite dans le quartier Abasto, le plus populaire de la capitale argentine (3 millions d’habitants actuellement). Aujourd’hui il est fameux pour son centre commercial géant. A l’époque, c’était une halle aux fruits et légumes. Une statue de Carlos Gardel rend hommage à celui qui fut son habitant le plus célèbre, surtout à partir du moment où il va pousser la note dans les bistros louches, entre gros bras et prostituées, contre quelques piécettes. Oui mais voilà… La voix porte loin et enchante. Avec l’ami José Razzano, guitariste de la même trempe, ils décrochent un contrat au cabaret Armenonville en 1913. Vingt années d’or les attendent, sur les scènes du monde autant qu’à l’écran (Las luces de Buenos Aires, par exemple). Elles seront désormais cultivées à l’infini.
Musique, maestro !
La preuve en visitant le centre commercial, certes, le mausolée du cimetière, d’accord, mais surtout, ces innombrables lieux où l’on célèbre jusqu’au bout de la nuit Sa Majesté Tango. Cette musique et la danse qui l’accompagne sont nées entre Buenos Aires et Montevideo (Uruguay), dans les faubourgs miséreux des deux capitales. En fin de semaine, le petit peuple des sans grade, descendants d’esclaves, émigrés à la traîne, Indiens entre deux, venaient claquer leur maigre pécule dans les bistros à castagne, mauvais alcool, femmes légères et piano désaccordé. Musique, maestro ! Cocktail de rythmes venus d’Afrique, d’Europe et des Caraïbes, le tango impose son tempo ainsi que la « danse du manque », celle à la sensualité syncopée qui mime le sexe fantasmé (75% des arrivants étaient des hommes), pour faire oublier la nuit. Carlos mit des paroles sur cette langueur des solitudes pendant que ses figures se civilisaient, optant pour l’élégance de la séduction, en phase avec le sang chaud des passions sud-américaines.
Gunnar Knechtel/LAIF-REA
Apprendre ou juste applaudir ? A Buenos Aires, paradis pour latin lovers, on fait les deux ! Sans prétendre briller au Festival et Mondial du tango (chaque année en août, en 2019, du 9 au 22, accès gratuit à des dizaines d’événements), on peut chaque soir enfiler frac ou talons aiguilles, habits noirs de préférence, bas résille en option, pour aller frapper du pied dans les salles où sont donnés les cours, on les appelle milongas. On en dénombre une bonne cinquantaine en ville, chacune son style et son public. Certaines ouvrent tous les soirs, rarement avant 20 heures, d’autres un seul ou deux jours par semaine. A l’ancienne, branchée, gay, académique, fêtarde, à ciel ouvert, tous les genres sont au programme (www.hoy-milango.com), à La Viruta, la Villa Malcom, La Catedral, au Club Gricel, au Salon Canning, au Parakultural, El Motivo Tango, Yira Yira, etc. Hormis le décor, d’improbable à délirant, chaque adresse offre l’agrément d’un bar, de quelques tables et d’un impeccable parquet. Leçons pour commencer, danse pour tout le monde ensuite, démonstration des champions pour conclure. Se souvenir que le tango est inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco, histoire de considérer qu’ici, l’affaire est diablement sérieuse, merci Carlos.
Détour par la Bombonera
D’autant que l’homme à la voix de velours donne son nom à l’un des temples où se joue l’un des plus beaux spectacles de Buenos Aires, la Esquina Carlos Gardel. Dîner et spectacle, c’est cher, entre 100 et 150 € par tête, peuplé de touristes, mais étourdissant de beauté. Voir aussi Piazzolla Tango, un vrai cabaret, qui permet de rappeler que l’as du bandonéon se lia d’amitié à New York avec Carlos comme en témoigne leur duo Arrabal Amargo dans le film Tango bar et qu’il repose lui aussi dans le cimetière Chacarita. Très élégant et plus onéreux, pousser enfin les portes de Rojo Tango, dans l’hôtel Faena.
Bien plus tard, il sera temps d’arpenter la Place de Mai, lieu de mémoire pour toutes les résistances, la rue piétonne Florida, temple animé du shopping chic, tout comme la Galerias Pacifico, centre marchand autant que culturel doté d’une magnifique coupole. Alors, consulter les programmes lyriques du Teatro Colon (4 000 places) ou tenter de trouver un billet pour le prochain match de Boca Junior au stade Alberto J. Armando surnommé La Bombonera pour ses 50 000 spectateurs hurlant tout en pleurant la nostalgie d’un certain Diego Maradona.
Carlos et Diego, deux versions des passions argentines. Retour devant la tombe de Gardel ornée de nombreuses plaques commémoratives. Les fidèles de celui qui, passionné de courses hippiques autant que par les œillades malicieuses, se disait « ruiné par les chevaux lents et les femmes légères », viennent à Chacarita avec un œillet rouge, ils le posent sur la statue à hauteur de boutonnière. Puis, ils allument une cigarette, une blonde américaine, qu’ils glissent entre deux doigts de bronze. Carlos, toujours vivant.
Par
JEAN-PIERRE CHANIAL
Photographie de couverture
IGNAZIO SCIACCA/LAIF-REA