Grande Bretagne

Cotswolds, it's a kind of magic

Cotswolds, it's a kind of magic

Nichés à l’ouest d’Oxford, les Cotswolds, classés pour leur beauté exceptionnelle, déroulent une campagne anglaise rebondissant entre collines et villages charismatiques. Un cadre qui a nourri l’imaginaire de nombreux auteurs de littérature jeunesse. Un prétexte parmi d’autres à voyager en famille dans cette région surréaliste.

 

Sur les traces de Tolkien, Lewis Carroll et C.S. Lewis

"Au fond d’un trou vivait un hobbit. Non pas un trou immonde, sale et humide, rempli de bouts de vers et de moisissures, ni encore un trou sec, dénudé, sablonneux, sans rien pour s’asseoir ni pour se nourrir : c’était un trou de hobbit, d’où un certain confort.” C’est l’heure de l’histoire, dans un cottage douillet de l’Oxfordshire. Tessa et Milo écoutent d’une oreille distraite les premières lignes de Bilbo le Hobbit, écrites au début des années 1930 sur un bout de copie vierge, à un jet de pierre de là, par un certain J.R.R. Tolkien (1892-1973). Passé par les bancs universitaires d’Oxford, d’abord étudiant, puis professeur de langue et de littérature anglaise, l’alchimiste de la trilogie du Seigneur des anneaux y a forgé sa Terre du Milieu. Un monde secondaire, formulé à partir de cultures nordiques médiévales et d’une imagination sans limite.

Ce soir, avant que la situation entre les deux elfes ne dégénère en bataille de polochons, l’aînée s’imaginerait bien prendre le chemin d’Oxford et de la Bodleian Library visitée la veille, dans les pas d’Hermione Granger, aka Emma Watson. L’actrice, inscrite depuis la rentrée 2023 à Oxford, en master d’écriture créative (cursus qu’elle suivra principalement à distance – magie du cinéma oblige), rêve sans doute, elle aussi, de traverser le Divinity Hall dans lequel elle tourna une scène de la saga Harry Potter, pour une remise de diplôme bien réelle.

De toute évidence, la campagne anglaise bordant les comtés de l’Oxfordshire et du Gloucestershire est propice à l’imaginaire, depuis longtemps. Aux côtés de Tolkien, d’autres auteurs, dont son acolyte C. S. Lewis (1898-1963), auteur des Chroniques de Narnia, créent d’Oxford le creuset de la fantasy anglaise. Un genre littéraire né à la fin du XIXe siècle, peuplé de gobelins, de trolls, d’esprits de la forêt et d’un bestiaire tour à tour drôle et effrayant.

Près d’un siècle avant eux, un autre professeur d’Oxford, le révérend Charles Lutwidge Dodgson, trempait sa plume dans les mêmes paysages pour écrire sous le pseudonyme de Lewis Carroll une histoire à dormir debout devenue l’un des phares de la littérature d’enfance. Inspiré par les fillettes du doyen du Christ Church College, Henry Liddell, et à la demande de la plus jeune d’entre elles, le professeur de mathématiques, mais aussi photographe reconnu à travers le pays pour ses portraits, décida de coucher sur le papier ses élucubrations entamées lors d’un canotage sur la Tamise en leur compagnie… Les Aventures d’Alice au pays des merveilles furent publiées en 1865. Une petite fille qui tombe dans un autre monde et se miniaturise, un lapin en retard pour son rendez-vous avec la Reine, un chat qui a le don d’invisibilité, une parade de cartes à jouer : “Pff, ça n’existe pas !”

Les petits Français de 2024 ne s’en laissent pas facilement conter. Au réveil, la porte du doute s’entrouvre pourtant lorsque, derrière les fenêtres du salon perlées de rosée automnale, une biche dresse les oreilles avant de filer vers le bois, laissant planer une invitation à la suivre.

 

Villages pittoresques et paysages enchanteurs

Et si ce pays existait bel et bien ? Qu’il s’appelait les Cotswolds ? Succession de collines (wolds, en anglais ancien) couvertes de pâturages – les cots étant ces anciens arcs de pierres servant d’enclos à ovins –, la région a bien été classée, dès 1966, pour sa beauté exceptionnelle : Area of Outstanding Natural Beauty. Puis, requalifiée moins poétiquement en 2020, National Landscape (“Paysage national”).

Des paysages qui ondulent sur deux mille kilomètres carrés, glissant du nord au sud entre Stratford-upon-Avon (lieu de naissance du dramaturge William Shakespeare) jusqu’à la ville thermale de Bath, délicieuse Aquae Sulis, qui déjà avait conquis les Romains au premier siècle de notre ère.

Sur les hauteurs d’Oddington, au nord de la région, la brume se dissipe. Mais pas avant d’avoir infusé une carte postale régionale : perdue au bord d’un champ, une cabine téléphonique rouge est encerclée de moutons qui paissent nonchalamment. Shaun et ses compagnons ne manquent jamais une occasion de rappeler l’importance historique de leurs toisons pour la région.

Acheminée jusqu’à Londres par la Tamise, qui prend sa source non loin d’ici, la laine de ces Lions des Cotswolds (“Des moutons-lions ? Vraiment, ça existe ?”) a contribué à la prospérité de l’Oxfordshire mais aussi de tout un pays. Aujourd’hui, le chancelier de la Chambre des Lords, deuxième ventricule du parlement londonien avec celle des Communes, siège sur le Woolsack, un banc de tissu rouge rembourré de la précieuse fibre. Instauré au XIVe siècle, il rappelle en haut lieu le rôle qu’eut le commerce de la laine dans le développement économique de l’Angleterre.

Il est temps de grignoter un peu de cette cocagne british. Sur la table en bois du petit déjeuner : pain au levain (sourdough), muffins, confitures, œufs et yaourts en direct de la ferme biologique voisine, la Daylesford Farm. Une success story signée Lady Carole Bamford, entrepreneuse londonienne qui depuis vingt-cinq ans a bâti un petit royaume agricole et économique dont l’épicentre s’étend ici, entre Kingham et Oddington.

Neuf hectares de potagers, de vergers et de pâturages 100 % biologiques dans lesquels les cent-vingt vaches laitières sont elles aussi appelées “Ladies”, très sérieusement. Ces dames reçoivent un traitement presque aussi royal que celui réservé aux membres du club privé qui s’est ajouté récemment à la collection d’adresses signées Bamford (au nombre de quatre, à Londres). À elles, l’herbe locale extrêmement nutritive et riche en trèfle porte-bonheur, à eux la cuisine green du restaurant. Aux robes tachetées les rouleaux de brossage, aux esprits fourbus le spa, le yoga et le sound healing. Dans l’étable, la rencontre entre nos deux têtes blondes et les génisses fait mouche. Difficile de dire qui sont les plus intimidés : ceux qui tendent la main ou celles qui osent l’entourer de leurs langues râpeuses.

On se remet de ses émotions autour d’un chocolat chaud et de quelques shortbreads, directement sélectionnés dans la grande épicerie attenante. Car ici, le concept de ferme glamour est cultivé jusqu’au bout des sabots : produits bio, soins de beauté, objets de déco, cours de cuisine, ateliers floraux… Mais aussi à travers deux restaurants, un café, trente-deux cottages redonnant vie à des hameaux gothiques du XIXe siècle et quatre pubs : du classique Wild Rabbit au plus edgy The Fox.

Certains ruminent encore qu’après son Brexit, l’ex-Premier ministre du Royaume-Uni Boris Johnson soit venu se mettre au vert ici, dans le sillon de David Cameron, de la famille Beckham, des sœurs Delevingne, entre autres. Il n’empêche que situé à moins de deux heures de Notting Hill, les Cotswolds sont devenus en une dizaine d’années le refuge des golden boys and girls de la capitale. On parle même d’un “triangle d’or” entre les villages de Burford, Chipping Norton et Stow-on-the-Wold dans lequel les fermes délabrées s’arrachent à coups de millions de pounds.

“And we’ll never be royals/royals

It don’t run in our blood

That kind of luxe just ain’t for us

We crave a different kind of buzz…”

Depuis la banquette arrière, une princesse rebelle a pris les commandes audio de notre carrosse. “Baby I’ll rule/Let me live that fantasy” : le hit de 2013 de la Néo-Zélandaise Lorde résonne sur la route du château de Warwick. Un point de rendez-vous bien réel avec l’histoire anglaise, les armures du roi normand Guillaume le Conquérant et quelques fantômes récalcitrants. L’équipage marque une pause à Stow-on-the-Wold, un village perché dont le marché en fit un point de passage commercial obligé au XVe siècle.

Aujourd’hui, on vient plutôt chiner dans ses magasins d’antiquités, s’offrir une bonne paire de chaussettes en laine locale, et se réchauffer les papilles d’une soupe de butternut. Certains petits appétits se réservent pour le cake meringué citron-myrtille sur lequel ils ont louché dès la porte d’entrée. Ensuite, il faut se perdre dans les venelles de pierres blondes et passer au dos de l’église normande de St. Edward’s Church. Là, bordée de deux ifs plantureux, une ouverture en ogive aurait, selon la légende touristique, inspiré à Tolkien les portes de Durin. Un passage vers un autre monde, la cité des Khazâds, ces nains amis des hobbits. Les nôtres ne sont pas encore convaincus, mais peut-être plus si réfractaires à l’idée que cette région cache le long de ses chemins boueux, au creux de ses chênes centenaires, une frontière perméable avec l’imaginaire.

La réalité des Cotswolds se reflète aussi dans des villages de poupées aux teintes de miel, aujourd’hui victimes de leurs succès. Un charme rayonnant même les jours de pluie que ces petits bourgs figés dans l’Angleterre victorienne doivent au calcaire blond du sous-sol qui servit à les bâtir. Les façades fleuries de Bibury, de Broadway et celles bordées d’eau à Bourton-on-the-Water (surnommée la “Venise des Cotswolds”) attirent depuis la moitié du XIXe siècle peintres, poètes, écrivains et aujourd’hui influenceuses…

Aux beaux jours, des bataillons entiers débarquent des États-Unis et du Japon pour se promener le long des canaux, se “selfiser” sur les petits ponts, s’offrir un brin de romance sous un pommier. Une envie sans doute légitime de dissoudre l’âpreté du XXIe siècle dans un peu de romantisme austenien (hello Jane!), d’entrer dans un décor peint près d’un siècle et demi plus tôt par John Singer Sargent (Œillet, Lys, Lys, Rose, 1885) ou Francis Davis Millet (A Cozy Corner, 1884, “Un coin tranquille”) qui n’a pas bougé d’une tuile.

L’envie, peut-être aussi, de marcher sur les pas de T. S. Eliot (1888-1965). À Chipping Campden, à huit kilomètres à peine de Broadway, un extrait du poème Burnt Norton, inspiré ici à l’auteur américain naturalisé, a été gravé au sol entre les pavés patinés de la halle médiévale du marché. “Maintenant la lumière tombe sur le champ dégagé, laissant l’allée profonde fermée par des branches, sombre dans l’après-midi” : l’inscription circulaire marque le point de départ d’un chemin bien connu des randonneurs, le Cotswold Way, qui trace vers le sud, à travers les collines et forêts pour rejoindre Bath, 102 miles plus bas. La famille se contentera pour l’instant d’un chat perché, sans oublier qu’aux Cotswolds, comme ailleurs, la meilleure façon de marcher reste de faire un pas de côté.

Troquer le printemps pour la période où les arbres tournent au rouge royal et où les champs se truffent de citrouilles. Abandonner alors les villages phares, et grimper vers les hameaux en lisière des radars. Cap au sud. Le rideau gris se déchire au-dessus d’un fil d’asphalte qui ne laisserait pas la place de croiser un troupeau. Les collines ondulent leurs écailles vertes et brunes sous un horizon capitonné de gros marshmallows blancs. Les champs cadrés de murets argentés glissent doucement à travers des forêts moussues.

Et là, Snowshill vous replonge dans l’imaginaire. Sortant de son chapeau un élevage d’alpagas moqueurs et des champs de lavande qui, dès la mi-juin, se prennent pour un coteau du Luberon, le village accroche à ses pentes des cottages miniatures, grignotés de glycine. Et, toujours, le blond des pierres. L’église victorienne St. Barnabas se dresse là, au milieu des stèles, devant l’éternelle phone booth rouge. Milo décroche le combiné, tente une conversation avec l’Au-delà “parce que, tu sais, la reine d’Angleterre, elle est morte…” À quelques pas se dresse l’immanquable manoir de Charles Paget, personnage quirky (excentrique) qui, dans les années 1920, y amassa un incroyable bric-à-brac de plus de seize mille objets anciens en tout genre, du costume de théâtre aux boucles de souliers.

Carol Sachs

 

Une escapade familiale dans un décor de conte

Le lendemain matin, on file plus à l’ouest, à Kemerton, sur la crête de Bredon Hill. Là, les enfants sont attendus pour une session de poterie au Upper Court, manoir géorgien du XVIIIe siècle. “Let’s get muddy!”, lance Auriol. Notre hôte navigue entre son atelier londonien et cette belle demeure retapée par ses parents dans les années 1970. Entre-temps, la céramiste a laissé la colline de son enfance, celle où son père lui a appris à récolter la terre malléable des rus, celle des amours perdues du poète Alfred Edward Housman (1859-1936), pour suivre le sien au Chili.

Dans la petite serre du potager, elle a planté ses tours et enseigne les bons gestes aux enfants du village, et à tous ceux de passage. Le plus jeune des deux élèves d’aujourd’hui ne se fait pas prier pour découper la terre au fil à beurre avant de la malaxer généreusement, de sauter dessus à pieds joints pour l’aplatir. Sa sœur, elle, s’applique à suivre les conseils de la céramiste : réchauffer la terre entre ses mains, jeter la boule au centre du tour, fixer les bras, fermer les yeux. “La poterie vous apprend la patience, la résilience : faire, défaire, échouer, recommencer…”, commente Auriol.

Avec un enthousiasme communicatif, elle suggère également de suivre une autre façon de voyager. “Ici, nous sommes en dehors du triangle d’or, tout est plus calme”, confie-t-elle. Une invitation à arrêter de courir comme un lapin après le temps (ou après l’impossible, comme le veut l’expression anglaise Chasing the white rabbit). Profiter de l’instant présent, les enfants savent faire… Simplement heureux de repartir avec un sifflet en terre et un petit pot de romarin qu’ils viennent de fabriquer. Un peu tristes aussi de laisser Arkala, le labrador câlin.

Un nouveau rendez-vous les attend au palais baroque de Blenheim, propriété de la famille Churchill pendant trois cents ans (le petit Winston y est né en 1874)… Ce lieu historique a également servi de cadre au tournage de Barry Lyndon, réalisé par Stanley Kubrick en 1976, et plus récemment de la minisérie La Reine Charlotte : un chapitre Bridgerton (2023).

Dans le parc, devant le tronc au trou béant du cèdre pluricentenaire qui apparaît dans Harry Potter et l’Ordre du Phénix (2007), nos petits sorciers se préparent à affronter les créatures maléfiques qui, en cette veille d’Halloween, se sont invitées autour du château. Au crépuscule, ils se serrent les coudes devant deux Détraqueurs flanqués sur de ténébreuses Valkyries qui fixent le néant, une armée de Jack-o’-lantern, de soubrettes pâlottes et de morts-vivants qui déambulent.

Un vampire à l’humour sombrement british détend l’atmosphère en confiant aux enfants qu’il tente de changer de régime pour passer au chocolat chaud. “La nuit promet d’être belle car voici qu’au fond du ciel apparaît la lune rousse”, contait Jacques Higelin (un autre ami des lutins, des faunes et des farfadets, mais aussi du Tom Bombadil de Tolkien) dans sa chanson Champagne, en 1979. Le hasard veut que ce soit dans les Cotswolds que l’élixir pétillant ait révélé pour la première fois le secret de sa fermentation, en 1662. Mais devant la danse ivre d’un zombie, mieux vaut s’éclipser : “Cocher lugubre et bossu, déposez-moi au manoir…”, poursuit la ritournelle.

Perché en équilibre sur le balcon est des Cotswolds, le nôtre a des airs de Marie-Antoinette excentrique, version Sofia Coppola. L’Estelle Manor brille dès l’allée qui, sous les frondaisons majestueuses d’un parc de mille deux cents hectares, mène à une façade néo-jacobéenne aux teintes dorées. À l’intérieur, un véritable labyrinthe de murs lambrissés, des plafonds de stucs dont descendent des lustres gigantesques et une cheminée aussi large qu’une maison de hobbits. “C’est wahou !

Dehors, l’étrange histoire se poursuit. Ici, les arbres touchent le ciel – des séquoias géants dont les graines furent ramenées d’Amérique au milieu du XVIIIe siècle par deux jeunes explorateurs qui, ayant dépensé tout leur pécule dans l’achat de semences exotiques, gagnèrent leur place sur le bateau retour grâce à des combats de boxe organisés par le capitaine. Les voitures, elles, ont rétréci (“De plus en plus étrange”, dirait Alice) : des mini-Land Rover pour filer sur des pelouses taillées au cordeau, à perte de vue. “Cette fois, c’est moi qui conduis !”, lancent en chœur frère et sœur.

Un géant nommé Nye joue les chefs scouts pour les deux lutins survoltés. Il leur apprend à allumer un feu de camp avec une pierre à feu et un brin d’écorce – “C’est magique !” –, à choisir le bon bâton pour y griller des marshmallows maison plus gros que la main de Milo – “Mmmm, trop bon !” –, à tirer à l’arc et à la carabine, #Tessatireusedelite. Plus tard, avec un imperceptible frisson et beaucoup de fierté, on s’appliquera aussi à réceptionner sur sa main gantée les serres d’Izzy, la buse de Harris.

Autant dire que lorsque sonne l’heure de rejoindre Londres, les hobbits traînent un peu des bottes. Alors, les Cotswolds ? Rêve ou réalité ? Dans le rétroviseur, les regards pétillent, les sourires s’élargissent. Le doute plane encore un peu dans leurs esprits. Ils préfèrent donner leurs langues au chat… du Cheshire. Laissant à chacun le soin d’aller vérifier par soi-même.

 

Photographie de couverture : Carol Sachs