Dans le no man’s land de blanc et de gris de la république de Carélie, l’œil s’illumine dès l’apparition des coupoles argentées et des icônes colorées du pogost de Kiji. Considéré par les Caréliens comme la huitième merveille du monde, cet ensemble paroissial bâti entre les XVIIIème et XIXème siècles, constitué notamment de deux églises en bois, est unique en son genre. Un chef-d’œuvre architectural, une passerelle à la fois frontalière – la Finlande est toute proche – et temporelle.
Car c’est aussi un voyage dans le passé qu’offrent Kiji et ses environs. Au gré d’une chevauchée sauvage motorisée, les isbas, désertées au siècle dernier et restaurées afin de faire revivre l’époque aux visiteurs, se dévoilent. Pour pénétrer dans ce musée à ciel ouvert posé en terres polaires, il aura fallu gagner Petrozavodsk, la capitale, à plus de mille kilomètres au nord de Moscou, et traverser l’Onega, un lac grand comme une mer. Ça n’est qu’ainsi que la magie opère.
La veille encore, dans une ancienne friche industrielle de l’île Vassilievski, au centre de Saint-Pétersbourg, une faune hipsterique, jupes courtes et barbes longues, se pressait pour voir les œuvres d’un artiste contemporain vénéré. Vingt-quatre heures plus tard, le monde russe moderne s’était évanoui. Quatre cents kilomètres plus au nord, Petrozavodsk, capitale de la République de Carélie, posée sur les rives du lac Onega, marque la frontière entre deux mondes : slave et européen (d’ici, Helsinki est plus proche que Moscou) mais aussi passé et présent. Fondée par Pierre le Grand en même temps que Saint-Pétersbourg, cette ancienne cité métallurgique est loin d’en avoir le charme. Son intérêt est ailleurs. Comme le rappellent les statues de Lénine, Pouchkine, Marx et Engels, Petrozavodsk est une passerelle vers la Russie d’antan.
En été, hydroglisseurs et bateaux de croisière sillonnent le troisième plus grand lac d’Europe, naviguant entre des milliers d’îles couvertes de pins et de bouleaux. Parmi elles, une focalise particulièrement l’attention : Kiji. Ce pointillé terrien d’à peine sept kilomètres carrés abrite à l’extrémité sud un pogost (un enclos paroissial) qui réunit deux églises monumentales et un clocher octogonal, construits entièrement en bois. Pas un seul clou ne fut utilisé, selon la légende du père Castor qui, après avoir taillé l’édifice dans les sapins et les peupliers tremble, aurait jeté sa hache dans le lac. La version officielle reconnaît le savoir-faire des charpentiers de l’époque et confesse quelques clous dans la partie sommitale. Qu’importe, ce lieu de culte et de vie destiné à offrir refuge aux orthodoxes de la région, aux côtés des communautés païennes et chrétiennes, face à la rudesse du climat, reste un chef-d’œuvre architectural unique.
L’église de la Transfiguration du Seigneur, érigée en 1714 sur les cendres d’une cathédrale frappée par la foudre ; l’église de l’Intercession de la Mère de Dieu, moins imposante, destinée autrefois à accueillir les fidèles durant l’hiver, construite à côté de celle de la Transfiguration en 1764 ; et le clocher actuel datant lui de 1863 sont désormais classés au patrimoine mondial de l’Unesco. Le pogost de Kiji est considéré par les Caréliens comme la huitième merveille du monde. À la belle saison, les visiteurs débarquent par milliers, perches à selfie à la main, pour s’immortaliser sous les bulbes grisés des deux églises. Aujourd’hui, lorsque le lac gelé efface les contours de l’île, que les dômes se confondent avec les pins poudrés de blanc, Kiji devient le gardien d’un autre voyage. Sa population se résume alors à une poignée de bucherons-charpentiers missionnés pour la restauration des églises, quelques pêcheurs (au trou), et deux gardes fédéraux en charge de la sécurité du musée à ciel ouvert. Engoncés dans leurs uniformes, ils ont conservé le réflexe de procédure. Comme si l’ère soviétique à laquelle ces églises ont échappé, restait figée là, juste sous la glace. Au village de Vassilievo, chef-lieu de Kiji, certains anciens pensent d’ailleurs que le président en exercice se nomme toujours Brejnev (mort en 1982). Quelle différence au fond sur le prix de l’esturgeon soutiré au lac ; celui du gibier, des champignons et des airelles prélevés dans les sous-bois ? Si le XIXe siècle est arrivé jusqu’à Petrozavodsk, il s’efface au fur et à mesure que l’on s’enfonce au nord… Kedrozero, bourgade abonnée aux températures négatives de décembre à mars, marque le point départ d’un raid à motoneige vers Kiji.
Le jeune pilote local affiche sur son téléphone portable une photo de son acteur français préféré : Jean Marais. La machine file à la surface ondulée du lac, se glisse entre les futaies. Une chevauchée blanche et sauvage, ponctuée de “villages” réduits à quelques isbas abandonnées au siècle dernier, lorsque les fidèles délaissèrent les églises pour un emploi à Léningrad. Certaines de ces maisons en bois, aux façades finement travaillées, ont été reconstituées autour du pogost de Kiji. Les intérieurs racontent la vie sobre des fermiers orthodoxes et prouvent la relativité du confort dans le grand no man’s land blanc. Alors, s’abriter sous une nef de bois par -13 °C, voir son souffle s’élever vers des icônes colorées, imaginer les prières brisant le silence ouaté, et se sentir revigoré par la solitude poétique d’un lieu hors du temps.
Par
BAPTISTE BRIAND
Photographies
PAOLO VERZONE