Changer d’avis comme de chemise, prévoir de ne rien prévoir, faire de l’improvisation son fil d’Ariane… Le voyage «désorganisé» fait des émules et trouve écho chez Voyageurs du Monde, capable d’orchestrer les envies spontanées. Témoignage.
«Je voyais à l’horizon des sommets magnifiques, bien plus attirants que ceux que j’avais sous les yeux, un soleil splendide alors que nous étions constamment sous les nuages, et je me suis demandé ce qu’on f…..t là ! Quelques heures plus tard, malgré un garde-frontière récalcitrant, nous passions de l’Argentine au Chili.» Habitué à vivre à deux cents à l’heure, sillonnant la planète douze mois sur douze, ce voyageur anonyme ne prend que quelques jours de décompression par an. Exigeant, n’ayant pas une minute à perdre (il fait remarquer que le nombre d’étés qu’il nous reste à vivre est moins épais qu’un paquet de biscuits), l’esthète partage la devise d’Oscar Wilde qui affirmait : «J’ai les goûts les plus simples du monde, je me contente du meilleur.» Un sacerdoce qui devient vite ennuyeux si vous n’y ajoutez pas le sel indispensable au voyage : l’imprévu.
Bifurquer à gauche
L’idée selon laquelle demain, voire la prochaine heure, ne se déroulera pas comme convenu, scinde le monde en deux catégories de voyageurs : les premiers, pétrifiés à l’idée de ne pas savoir à l’avance où ils dormiront ce soir, les autres transcendés de pouvoir enfiler leur chapeau d’aventurier. Dans 99% des cas, il ne s’agit pas de se transformer en un Mike Horn (Le S.O.S de l’aventurier, éditions Michel Lafon), ou son fils spirituel, le Français Loury Lag, repoussant les limites de l’extrême (situées pour sa part autour de -60°C sur la banquise, et +55°C au sommet d’une dune saharienne). Simplement bifurquer à gauche lorsque le GPS vous répète de sa voix mièvre et monotone «tournez à droite ». Qu’importent les kilomètres, le nombre de crevaisons, les coups de fil et parfois les coups de gueule que cela implique. Le concept du «voyage désorganisé» part d’un constat simple : «Que ce soit dans la vie, lors d’une soirée ou au cours d’un voyage, les meilleurs moments, ceux qui restent imprimés dans votre mémoire, sont très souvent ceux que vous n’aviez pas prévus», fait remarquer Florent Verardi, directeur adjoint du département Amérique latine chez Voyageurs du Monde, en charge ce jour-là de répondre à l’esprit à tous crins de son client. «La première partie de son voyage s’était parfaitement déroulée, en famille, selon l’agenda convenu. Ensuite, rejoint par deux amis, il était parti pour remonter vers Bariloche, c’est à ce moment-là que le voyage improvisé a commencé.»
Pia Riverola
Garder son sang-froid
Le conseiller raconte : «Avec le soutien de notre concierge sur place, nous avons négocié le passage de frontière, habituellement infranchissable avec un véhicule de location, auprès des autorités. À partir de là, nous étions en liaison quasiment h24 avec notre client pour mettre en place en temps réel la suite de ses étapes. Parfois, il faisait l’impasse au dernier moment sur un grand hôtel déjà réservé, préférant continuer à rouler. À nous alors de nous adapter, sourit-il. Ce type de dossier particulier demande une attention constante, de la réactivité et une qualité primordiale : savoir garder son sang-froid», affirme le jeune homme passé par les rangs des pompiers de Paris. Une chose est sûre, si nous les avions programmées en amont, ces étapes n’auraient jamais eu le même impact», poursuit-il. Confirmation de l’intéressé qui parle encore de cette expérience «freestyle» comme l’un des plus beaux voyages de sa vie. Dans ce cas précis, l’absence quasi totale de limite budgétaire laissait une liberté de champ absolue. Pour autant, précise Florent Verardi : «C'est une forme d’approche qui s’applique aussi bien à plus petite échelle, sur un voyage en Europe, par exemple.» Si finalement la ville vous fatigue, que vous préférez rejoindre la mer plus tôt que prévu, ou encore filer vers les terres parce que la météo s’annonce mauvaise, vos vœux seront exaucés en deux temps trois mouvements.
Kevin Faingnaert
“You’re gonna need a bigger boat…”
Cette agilité séduit de plus en plus, en particulier une génération de voyageurs habitués à ne plus s’engager, à agir à l’instant T et réagir en fonction de la situation ou de leurs envies.
Rapporté à d’autres domaines, le don d’improvisation est depuis longtemps reconnu pour sa capacité à tirer de nouvelles idées de situations inédites. «L’esprit d’improvisation est un défi au sens créateur», rappelait déjà Charlie Chaplin. Une réflexion qui a inspiré de nombreux comédiens et comédiennes de théâtre ; certains en ont fait une spécialité – le théâtre d’improvisation – et d’autres, acteurs de cinéma, ont développé un sens de l’improvisation propre à engendrer des scènes cultes. Du «Here’s Johnny!» glaçant lancé par Jack Nicholson à travers la porte de Shining au «You talkin’to me?» de Robert De Niro à son miroir dans Taxi Driver, en passant par le «You’re gonna need a bigger boat…» («Tu vas avoir besoin d’un plus grand bateau…») de Roy Scheider dans Les Dents de la mer : rien n’était écrit dans le scénario, et pourtant ces scènes sont restées gravées.
Faustine Poidevin
Trois formes d’improvisation
Le mécanisme d’improvisation, ses effets psychologiques sur celles et ceux qui la pratiquent mais aussi sur leur entourage, intéresse tous azimuts, notamment les hautes sphères du management. Lors d’une récente étude, trois professeurs de grandes écoles (HEC Paris, London Business School et Monarch Business School) se sont penchés sur le phénomène en observant des participants lors de jeux de rôles «en direct». Lors de ces rendez-vous, les joueurs devaient constamment composer face aux changements générés simultanément par l’intrigue et par leurs congénères.
Les chercheurs ont alors répertorié trois formes d’improvisation. La première, dite «imitative», est pratiquée par les moins expérimentés qui observent et reproduisent sans grande variation la réaction des joueurs les plus aguerris. La seconde, plus élaborée, désignée par les chercheurs comme une improvisation «réactive», revient à développer une réaction originale en fonction des données de l’environnement, sans suivre ses compagnons de jeu. Enfin, l’improvisation «générative», niveau le plus élevé, consiste, elle, à tenter de manière proactive de nouvelles options, dans le but d’anticiper, voire de déclencher des situations face auxquelles il faudra improviser. Cette forme d’improvisation est notée par les observateurs comme la plus risquée vu son caractère purement spéculatif, mais aussi «la plus efficace pour développer des idées uniques et innovantes», conclut l’étude.
Appliquée au voyage, l’improvisation générative reviendrait donc à rater volontairement sa correspondance, descendre du train avant le terminus, embarquer sur le ferry du quai voisin, etc., histoire de voir ce qui vous attend. Un boost d’adrénaline d’autant plus jouissif, qu’au fond de votre poche, vous tenez dans votre téléphone le numéro d’un Florent…
Nuria Val / Coke Bartrina
Par
BAPTISTE BRIAND
Photographie de couverture : Birgit Sfat