Petits coups de pinceau ou gros traits, total look ou omnicolore, symbolique ou anecdotique, le tatouage se porte sur toutes les peaux et se banalise, preuve d’une tendance ou d’une génération qui n’a plus peur d’oser et d’orner de pigments son épiderme assoiffé d’encre. Ici, dans nos contrées, c’est une chose plutôt bien acceptée, mais ailleurs, au Japon par exemple, on ne peut dissocier le mot tatouage du crime en bande organisée. Nous y voilà. Pour éviter les clichés bien trempés partons faire un petit tour d’horizon au pays du wasabi et essayons de nous extraire des idées mal-sakées. C’est parti pour un voyage au Japon !
Si on s’amusait à compter dans la rue tous ceux qui ne sont pas tatoués, « ceux qui ne font pas partie du crew, on aurait vite fait de plier boutique. Mais tout dépend où l’on se situe, évidemment. Un Français sur dix le serait. Plus qu’une mode, plus qu’un style ou un genre, le tatouage est devenu un style de vie, un art de penser, de faire et d’être. Une façon de vivre ou de dire. Non-conformiste pour certains. Provocation pour d’autres, cet art ancestral et unique fait encore couler beaucoup d’encre... Mais avant d’être la reusta des soirées où chacun se gargarise et s’exhibe, la popularité du tatouage japonais a connu (et connaît toujours) des hauts et des bas. Aujourd’hui encore, on ne se défait pas facilement de cette mauvaise image qui colle à la peau. Mais pourquoi ? Le tatouage japonais, c’est quoi au juste ? Quels en sont la signification, la symbolique, les motifs traditionnels et les techniques ? Quelle différence fait-on entre un touriste et un Japonais, tous deux tatoués ?
C’est l’histoire d’un art bien particulier, autant respecté qu’incompris.
Le tatouage traditionnel japonais était utilisé par les premiers habitants du Japon : les Aïnous. Des pêcheurs, artisans et chasseurs, qui se tatouaient afin de se protéger des mauvais esprits, mais aussi pour des raisons esthétiques et sociales. En effet, chaque signe ou forme avait une signification. Les femmes, par exemple, se tatouaient le bord de la bouche jusqu’aux joues afin de montrer qu’elles étaient mariées. Tandis que les hommes se tatouaient en fonction de leur appartenance à un clan.
Irezumi, comme critère de beauté féminine.
On a beau chercher, fouiller, creuser, les origines du tatouage ne sont pas clairement connues et font encore débats. Néanmoins, il existe de nombreuses preuves que le tatouage, irezumi en japonais, remonte à la préhistoire au Japon. Dans le Kojiki (chronique des faits anciens, 712) et le Nihon shoki (chroniques du Japon, 720), qui sont les deux plus anciens ouvrages écrits du Japon, ils mentionnent que le tatouage, plus prestigieux que trivial, était pratiqué dans des régions éloignées. Du nord au sud, les femmes se faisaient tatouer, les mains ou le contour des lèvres afin d’orner ou d’honorer la féminité. Le tatouage marque alors l’appartenance à un clan ou à une catégorie sociale. Mais les mœurs changent et la pratique disparaît au milieu du VIIe siècle, préférant à la valorisation de la femme, parfum et vêtements. On perd ainsi la trace du tatouage jusqu’au début du XVIIe siècle. Jusqu’à sa réapparition où le tatouage est utilisé afin de marquer les criminels. Cette période donne toutefois naissance à l’art du tatouage où les graveurs devinrent tatoueurs, utilisant les mêmes outils afin de marquer la chair, la peau, l’enveloppe humaine. Aie.
Une chose est sûre, une dualité persiste entre tatouages esthétiques et punitifs. L’association du tatouage à la mafia japonaise a la peau dure.
Un art populaire
Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que le tatouage commence à prendre une dimension plus artistique. Au Japon, en Europe ou en Amérique, les tatoueurs voyagent, échangent sur leurs modes opératoires, leurs techniques et leurs arts respectifs. Le tatouage devient multiculturel, protéiforme.
Au Japon, Irezumi reste le mot le plus utilisé, mais encore et toujours le plus associé à la mafia japonaise. Il évoque le style ancestral, mais surtout la technique traditionnelle. On dit d’ailleurs que les vrais passionnés, qui se tatouaient pour l’amour de l’Art, laissaient l’intérieur de leurs bras sans encre pour prouver qu’ils n’étaient pas des criminels. Le mot Horimono est aussi un mot assez répandu. Il évoque moins le style purement traditionnel, bien qu’il reste associé à l’image de l’esthétique nipponne.
Quand on dit tatouage traditionnel, on pense (je pense) au tatouage à main levée, une multitude d’aiguilles et une pioche dans chaque main, une pièce sombre éclairée à la bougie, de la douleur et des cris. Oui, c’est douloureux, mais tout aussi indispensable afin d’affirmer sa virilité ou son appartenance à une quelconque société obscure. En revanche, le tatouage tel qu’il est pratiqué au Japon est conçu pour pouvoir être dissimulé par les vêtements traditionnels, d’où la longueur des manchettes. Il est pensé comme un ensemble plutôt qu’à une accumulation de motifs, générant des jeux de transparence, de mouvement et de contraste. Quant à la technique traditionnelle, elle est appelée Tebori, ce qui signifie « graver à la main » tandis que le Kikaibori désigne le tatouage réalisé à la machine. Le tatoueur utilise un manche en bambou ou en métal sur lequel sont fixées une multitude d’aiguilles, et pique de manière répétitive la peau. Il utilise ensuite l’encre de charbon mélangée à des pigments de couleur pour obtenir la coloration. Cette technique peut prendre des mois voire des années. Cependant, les matériaux utilisés provoqueraient moins de risques pour la santé que la technique dite moderne. Une épreuve ou une expérience, selon les sensibilités.
Pour autant, le tatouage n'est pas du tout reconnu en tant qu'art à part entière. C'est encore un art outsider, qui appartient à l'art populaire.
Grand tatoueur japonais Horiyoshi III par Malgorzatta Dittmar pour tokyojournal.com
Un art défendu
D’abord considéré comme noble tradition puis déclaré illégal durant l’ère moderne, le tatouage est par essence contraire aux principes de normalité. Se différencier des autres, exprimer son individualité, se mettre en avant, sortir du rang, sont des choses qu’il vaut mieux éviter de faire au Japon, cela va à l’encontre de la bienséance et des codes de la société. Bien que les Japonais admirent que l’on fasse perdurer les traditions, bien ou mal vues, ce qui les chiffonne, c’est que cela soit au vu et au su de tous. Tant que cela reste dans la sphère privée, ça passe. Dès que ça déborde sur le rituel du bain public, ça froisse. Dans cette société ultra-hiérarchisée, il y a les onsen. Ces fameuses sources d’eau chaude et de relaxation ultra-fréquentées où la nudité est intégrale afin que chacun s’allège de sa position sociale. Les clients tatoués y sont mal acceptés, car ils montrent ainsi leur volonté d’être différents. Si en plus, on considère le tatouage comme l’apanage des mafieux, il devient une sorte de costume difficilement dissimulable et peu acceptable pour beaucoup de Nippons. Une récente enquête japonaise démontre que 56% des onsen sont interdits aux tatoués.
Symbole d'une différence assumée, d’un art douteux ou en opposition à la société, le tatouage devient peu à peu décoratif, mais gare à celui qui ose (encore) l’exposer.
On ne peut donc pas vraiment dire qu’en 2018, la situation sur l’acceptation du tatouage au Japon s’améliore. Même lorsqu’il s’agit de touristes. Il y a déjà eu des problèmes dans les bains publics, notamment en 2013 quand une artiste Maorie, invitée pour un colloque, a été refoulée du onsen à cause de son Moko (tatouage sur le menton). Brandissant l’argumentation de sa richesse culturelle que le Japon devrait respecter, on lui a gentiment répondu que c’était à elle de respecter les mœurs nippones. Le plus absurde, c’est qu’il n’y a aucune loi autorisant les patrons d'onsen à interdire l’entrée à qui que ce soit. C’est l’usage, tout simplement. Inutile de vous dire qu’il serait vain de protester. Quand l’étiquette colle à la peau : bandit un jour, bandit toujours.
La vérité sur les Yakuza, donc.
Dans l’inconscient collectif, lorsqu’on pense tatouage japonais, on pense yakuza. Raccourci. L’image sulfureuse du Yakuza est effectivement brandie de partout pour expliquer la frilosité des Japonais envers le tatouage. Mais il paraît que c’est surtout par praticité. Dans nos pérégrinations digitales sur le sujet, voici ce qu’on trouve : le tatouage japonais n’aurait jamais été l’attribut des mafieux. C’est devenu leur « domaine », car cela rassemble des valeurs qu’ils affectionnent, comme la dévotion, le respect de la culture japonaise, l’apprentissage ou encore l’épreuve face à la douleur… Longtemps interdit le tatouage fut jadis assimilé aux dangereux hors-la-loi qui en portaient… Même si de moins en moins de Yakuza se font tatouer, il reste encore fortement associé aux marginaux, puisqu’à partir du moment où on le montre, on impose aux autres notre différence. Et ça, c’est marginal.
Et même si le Festival Sanja Matsuri à Tokyo (17-19 mai 2019) est un déferlement de Yakuza exhibant leur peau encrée, sans menace aucune, il nous est demandé de stopper net l’amalgame tatouage-yakuza pour mieux se concentrer sur la beauté du geste ou encore le combat de certains tatoueurs sommés de fermer leur échoppe.
Qui veut la peau des tatoueurs ?
Des salons se ferment, des tatoueurs s’exilent, des amendes pleuvent. Quelle en est la raison ? Après l’interdiction du tatouage levée, mais pas autorisé pour autant, les tatoueurs étaient en réalité, simplement tolérés. Mais depuis peu, les autorités leur demandent d’avoir un diplôme médical. Pourquoi ? Utiliser des aiguilles et injecter des produits, cela relève d’un acte médical. La police a donc toute la latitude pour s’attaquer aux tatoueurs. Et peu d’entre eux osent se rebeller.
Il y en a tout de même qui s’y frottent... En 2015 un tatoueur d’Osaka, Taiki, s’est attaqué aux autorités japonaises en menant une campagne : Save Tatttoing in Japan (http://savetattooing.org/consept/) afin de redorer l’image du tatouage non seulement au Japon, mais en tant que discipline artistique (en tout cas non-médicale). Taiki porte l’affaire en justice plutôt que de fermer boutique ou disparaître. Le verdict a enfin été rendu le 14 novembre 2018 ; la justice japonaise ne reconnait pas le tatouage comme acte médical. C’est une victoire pour le tatouage japonais, presque inespérée tant il aurait été plus facile à la police de fermer les ateliers. Nous ne cachons pas notre joie de continuer à rêver et spéculer sur cet Art culturel et populaire. Hauts les cœurs, vive les tatoués !
Par
PAULINE PINSSOLE
Photographie de couverture : S. Ogawa Photographer, Yokohama, 1890/Dorotheum Vienna, auction catalogue 26th April 2013