Au-delà du cercle polaire arctique, la Laponie finlandaise arbore, en hiver, l’un de ses plus somptueux visages. À cette époque, la nature s’habille d’un moelleux manteau de neige, si épais qu’il camoufle tous les bruits alentour. Le silence qui s’installe alors génère calme et sérénité à l’envi. Voyageurs du Mondea opté pour un jeûne des sons et une boulimie de paysages vierges. En Laponie, le silence est de neige.
On pénètre en Laponie sur la pointe des pieds. Surtout l’hiver, lorsque le paysage s’emmitoufle en son duvet neigeux. Plus il est épais, plus il absorbe les bruits. Et la vie alors ralentit. La période froide a cela de magique qu’elle atténue les sons. Exception faite de la petite musique intérieure, propre à chacun. Dans le sillage de notre guide, Hanna Kämäräinen, nous évoluons en raquettes sur les pentes du mont Kesänki, dans l’ouest de la Laponie finlandaise, zigzaguant entre les différentes essences arctiques : pins, bouleaux et autres sapins. Tels de frêles cheveux d’ange pendillent des branches une multitude de lichens. Un geai sibérien orange et bleu ciel épie chacun de nos mouvements. Au sommet, le panorama est grandiose. D’un coup, le regard contemple l’immensité et embrasse les sept montagnes arrondies qui encerclent Äkäslompolo, village à la consonance rigolote qui fait office de “camp de base”. “Vous comprenez ? savoure Hanna. Il n’y a pas assez de mots pour décrire le bonheur que je peux ressentir en arrivant ici. Rien pour traduire au plus juste les ‘Tuulen Humina’, ces chuchotements que produit le vent, presque des sanglots.” La vue, d’ici, est à couper le souffle, au sens propre comme au figuré.
Née à Helsinki et ayant passé toute son enfance en ville, Hanna a finalement choisi de vivre dans cette contrée plus farouche : “Être dans la nature me permet de retrouver un équilibre, observe-t-elle. En plein air, il se passe toujours quelque chose : même si, de prime abord, vos yeux ou vos oreilles ne distinguent rien, votre corps, lui, ressent immédiatement.” Idem lorsque cette sportive accomplie pratique le ski de fond, en version expérience contemplative : “Cela équivaut à un exercice de méditation. Le glissement régulier des lattes agit comme une mélodie apaisante et aide, peu à peu, à se vider la tête. S’il n’y a pas beaucoup de distractions dans le coin, en revanche il y a assez d’espace pour réfléchir. Le silence vous permet non seulement d’être davantage conscient de ce qui vous entoure, mais aussi de ce que vous êtes à l’intérieur. Il vous permet d’entendre vos propres pensées.”
Le silence… Ne serait-il pas devenu le plus grand luxe de notre époque ? Selon Gordon Hempton, célèbre bio-acousticien américain qui, depuis trente-cinq ans, enregistre les “paysages sonores” du globe, notre planète ne recèlerait plus, à ce jour, qu’une cinquantaine de “zones de tranquillité”, autrement dit de “sites terrestres vierges de tout bruit humain pendant au moins quinze minutes d’affilée” : “Le silence n’est pas l’absence, mais bien la présence de toute chose, assure-t-il. Lorsque vous passez du temps dans un endroit paisible, vous en revenez forcément métamorphosé. Au contact de la nature, vous reprenez conscience de vous-même en profondeur. Vous redevenez ce que vous êtes vraiment, non ce que vous prétendez être. Le silence apaise l’esprit et vous rend pleinement lucide.”
Lovée tout contre la frontière suédoise, à quelque 200 km au nord du cercle polaire arctique, cette région la plus septentrionale de Finlande l’a bien compris, dé- ployant moult arguments pour permettre aux visiteurs de s’extirper du vacarme du monde. D’abord, une densité de population infime : 1,8 habitant par km2 (la Lozère en compte 15, la Creuse 22, par exemple). Ensuite, une nature… grandeur nature : plus de 100 000 km2. Bref, une profonde quiétude sourd des entrailles de ce territoire du Grand Nord, paradis des skieurs de fond et terre d’élection du peuple sami, dernière communauté autochtone d’Europe.
La nature arbore ici l’une de ses facettes les plus sauvages et les manières pour l’apprécier sont légion, à commencer par le traîneau. Dans le hameau de Luosu, 18 habitants au compteur, Riku et Sanna Setälä habitent avec leurs 47 chiens, en majorité des huskies, dont une fraction vient d’être attelée pour un périple. S’ils aboyaient à tout rompre avant le signal de départ, ils ne pipent mot après, muscles concentrés à l’extrême sur un unique objectif : la traction de l’engin. Pas facile de manœuvrer, en solo, un attelage de six puissants molosses aussi enthousiastes. Or, le jeu en vaut la chandelle. Devant nos yeux se déploie un paysage vierge et monochrome aussi profond que les toiles nivéennes du peintre Robert Ryman. Dans le sillon moelleux, on entend juste le crissement ouaté des patins. Un son ô combien familier pour le Norvégien Erling Kagge qui, lors d’une expédition en solitaire en Antarctique, fin 1992, glisse durant une cinquantaine de jours avant d’atteindre le pôle Sud : “Chaque fois que je marquais une pause et qu’il n’y avait pas de vent, je faisais l’expérience d’un silence assourdissant. Je suis devenu de plus en plus attentif au monde dont je faisais partie. Parce que mes sens n’étaient pas émoussés et parce que rien ne venait me déranger”, raconte-t-il dans son livre Quelques grammes de silence .
Au plus profond de l’hiver, le kaamos (ou nuit polaire) enveloppe les lieux d’un voile opaque. Au solstice de décembre, le soleil, lui, ne prend même pas la peine de se lever, languissant en dessous de l’horizon pendant vingt-quatre heures consécutives. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’obscurité n’est pas totale : “La plupart des gens pensent qu’il fait nuit noire, or ce n’est pas le cas, fait remarquer Sanna Setälä, les étoiles et les rais de lune éclairent le sol et la neige réfléchit cette lumière alentour, si bien que nous sommes constamment baignés d’une lueur bleue intense.” Au bord du lac Joki encore gelé à cette période de l’année, derrière une rangée de hauts sapins se dresse un kota (cabane en bois) enrobé dans une neige qui ne cesse de tomber dru. De loin, on dirait une meringue en forme de cloche géante. Le site est à la fois fantomatique et sublime. Pour l’atteindre, nous avons traversé en motoneige – notre seule entorse au silence – un paysage immaculé et franchi l’Äkäs, belle rivière aux eaux noirâtres. À l’intérieur dudit kota, Marja Jolla, guide arctique elle aussi, prépare du café. Le feu fait fondre les flocons qui ont chu sur la hotte, après s’être faufilés par le conduit de la cheminée. Règne un calme on ne peut plus paisible. “Lorsque j’ai besoin de paix et de quiétude, je viens ici, même seule, admet Marja Jolla. J’aime bien savourer le paysage en solitaire. Je me souviens de la première fois où j’ai dormi toute seule dans une forêt. C’était très étrange : je n’entendais que le vent qui faisait se dodeliner les arbres d’avant en arrière, ainsi que les hululements des hiboux.” La déconnexion est, de fait, totale. Alentour, le grand blanc, dans toute sa beauté simple, façonne une multitude de formes organiques, autant d’inquiétantes silhouettes figées.
”Dans le ’pays du Nord’ règne la puissante Louhi, sorcière des glaces, capable d’enfermer le Soleil et la Lune dans une caverne et d’envoyer le froid sur un pays tout entier.”
La neige ? Personne n’en parle mieux que Hannun Ajokhaat, 71 ans, jadis éleveur de rennes et aujourd’hui conteur hors pair. Dans un bois non loin de la route 9404, il a planté son tipi, habitat typique des Samis dans lequel les chamanes, jadis, pratiquaient leurs rituels de guérison ancestraux. L’ouverture ménagée au sommet de la tente permettait non seulement d’évacuer la fumée, mais surtout d’entrer en contact avec le monde des esprits. À l’intérieur, une bouilloire noircie est suspendue au-dessus d’un foyer cerné de pierres. On se croirait revenu deux siècles en arrière. Hannun Ajokhaat nous sert du jus de baies brûlant dans un gobelet en bouleau, accompagné d’une tartelette aux mûres boréales. Sa voix chante tel le vent dans la toundra et ses mains dessinent ses mots dans les ténèbres enfumées. L’homme s’amuse à énumérer, à travers une kyrielle de vocables issus du dialecte lapon, différents états de la neige. Le premier, baptisé vuotos, évoque ces quelques centimètres qui suffisent pour y laisser ses empreintes. Elle peut être souple – riiven – ou plus sèche – naatukka. En janvier, au moment où la température dégringole, elle est syätalvi. Tuisku, lorsqu’elle tombe en “paquets”, par vent violent. Et kinos quand ce dernier la sculpte. À l’orée du printemps, lorsqu’elle fond légèrement en surface, elle devient kerni, puis hanki, davantage imbibée. Enfin houle, début mai, l’époque où nos pas commencent à faire “plic, ploc, plic, ploc”. Quand elle devient sohjo, il est déjà trop tard. Le terrain, inondé, se fait boueux et l’on ressent inéluctablement les cailloux sous les semelles. Bref, le trépas. La neige, en Laponie, est tout un poème.
”Alentour, le grand blanc, dans toute sa beauté simple, façonne une multitude de formes organiques, autant d’inquiétantes silhouettes figées.”
Ce dimanche matin, sur les pentes escarpées du mont Kuer, Jukka Korhonen, Perttu Immonen et Joni Liimatta s’en donnent à cœur joie, esquissant d’étonnantes calligraphies dans une poudreuse aussi intacte qu’une page blanche. Trentenaires ou presque, ces trois surfeurs de hors-piste ont préféré couper les amarres avec le monde urbain, afin de renouer avec la nature. “Ici, c’est notre terrain de jeux”, sourit Jukka. Tous trois ont d’ailleurs remisé leurs modèles sophistiqués pour les snowboards en bois (et sans attaches) d’une firme lapone de Rovaniemi, qui offrent “davantage de sensations”. Un retour au plaisir pur de la glisse en quelque sorte. La marque, à elle seule, est une incitation au bonheur : Ilahu, traduction : “Rendre heureux”. Non loin, paraît-il, comme à quelques kilomètres d’ici, sur le mont Aakenus, quelques ours bruns hibernent. Mieux vaut donc surfer en douceur, sinon en douce. Réels ou fantasmés, ces redoutés plantigrades font de toute façon partie intégrante de la mythologie locale. La Laponie est terre de légendes et d’esprits, bons ou mauvais. Dans le Kalevala, “l’Iliade finlandaise”, on l’appelle Pohjola, “le pays du Nord”. Y règne la puissante Louhi, sorcière des glaces, capable d’enfermer le Soleil et la Lune dans une caverne et d’envoyer le froid sur un pays tout entier. Dieu de la Paix et du Soleil, le forgeron Ilmarinen, lui, est l’artisan des temps calmes et des jours dorés. S’il en est un qui connaît cette épopée par cœur, c’est bien Uuttu Kalle, 74 ans, figure notoire et chamane de son état. Ce fabuleux personnage engoncé dans sa cuirasse en peaux de renne semble d’ailleurs tout droit sorti de ce conte fantastique. Sur la route de Kolari, cet homme au visage buriné a bâti, il y a une trentaine d’années, le Velhon Kota, un antre au nom prédestiné : la “Cabane du sorcier”. À sa ceinture sont accrochés divers accessoires : une cloche, un anneau et un fragment d’os, ainsi que l’indispensable kuksa, gobelet en bois. Autour du cou il arbore une grande plume blanche qui, assure-t-il, porte chance à son détenteur.
Apparu en Europe à la fin du XVIIe siècle, le chamanisme est une pratique qui séduit encore moult publics. Uuttu Kalle, lui, a attendu l’âge de 40 ans pour se lancer, avec un préalable qui fut tout sauf une sinécure : “Avant d’être chamane, explique-t-il de sa voix rauque, en dialecte lapon, il faut d’abord avoir été capable soi-même de guérir de trois maladies ‘sérieuses’. Une fois que vous avez remporté cette lutte pour survivre, vous acquérez cette capacité de voir dans l’avenir.” Ainsi, depuis plus de trois décennies, il a vu défiler des ribambelles de “patients”, et surtout… d’impatients, tous en quête de solutions aux maux et autres tracas de la vie. Son aura n’a pas faibli d’un iota. Même les chasseurs viennent encore le solliciter pour s’assurer une battue généreuse. Uuttu Kalle se reconnaît “une certaine habileté pour voir et surtout pour savoir”. “Parfois, dit-il, j’ai des prémonitions, une vision de ce qui va advenir. Malheureusement, aujourd’hui peu de personnes croient en ces rêves… » Son pouvoir : savoir dompter les forces invisibles qui hantent la nature, à laquelle il voue, à l’instar de tous ses confrères chamanes, un véritable culte.
“Nous, les Samis, sommes issus de la nature, lance-t-il. Elle est notre vivier, nous donne énormément, à commencer par l’eau des rivières et des lacs, et toutes sortes de nourriture, telles les baies et les herbes. La nature permet à notre espèce de survivre.” Il n’empêche : les temps, selon lui, ont depuis changé, d’où ses interrogations : “Pourquoi détruit-on aujourd’hui autant la nature ? Pourquoi le monde veut-il toujours aller plus vite ?” Afin d’enrayer cette inexorable hâte et, surtout, pour que rien ne tombe dans l’oubli, il a rassemblé ses écrits dans un ouvrage intitulé The Lighter Side of Lapland (“La Face lumineuse de la Laponie”) et vient même, récemment, de composer un opéra : une trilogie baptisée Velho/Riekko/Käärme (“Le Sorcier/Le Lagopède/Le Serpent”), qui mixe l’histoire de la Laponie, la vraie, avec une myriade de poésies populaires et autres légendes ancestrales. Le tout avec une volonté coriace de remettre la nature au centre de la scène : “Dans la forêt, il y a le silence, vous n’entendez rien d’autre que vous-même, marmonne Uuttu Kalle. Le vent nettoie votre esprit et vous permet d’écouter votre âme.”
Par
CHRISTIAN SIMENC
Photographies
JÉRÔME GALLAND