Des six mille îles que compte la Grèce, combien sont célèbres et concentrent le tourisme ? Suffisamment pour l’encombrement ; trop peu pour circonscrire le monde des archipels. Il y a donc de quoi faire, pour les voyageurs en quête de Grèce justement, dans les Sporades, Cyclades et autres îles du Dodécanèse et de la mer Ionienne. Des îles secrètes ou simplement négligées, parce que trop ceci ou pas assez cela, parce qu’indirectement desservies. Et c’est une chance, car de pures splendeurs sont toujours accessibles aux voyageurs perspicaces.
Ithaque - Ioniennes
Peut-être. Tel est, en tout état de cause, le fin mot concernant Ithaque. Peut-être est-elle l’île d’Ulysse. Certains n’en doutent pas ; d’autres sont sceptiques. Le moindre tesson a potentiellement valeur de preuve. Ou de démenti. Une nuance de bleu maritime peut-elle être rapportée à un vers de l’Odyssée ? La cause est entendue. Les 3 500 habitants d’Ithaque sont prisonniers d’Homère. Le poète les tient dans une hantise qui ne trouve pas vraiment d’apaisement. En un sens, ils en oublient leur vérité antique. Car on creuse et on trouve. Pas forcément l’expédient époux de Pénélope, mais les traces d’une vieille histoire. En tout cas, le tourisme est ici affaire de professeurs, qui viennent à la recherche d’une traduction en nature de leur texte. Et il faut reconnaître que le tourisme académique a des vertus. Celle notamment de ne pas dégrader les sites. Cette fréquentation est respectueuse ; elle garde les lieux dans l’état dans lequel archéologues et historiens les ont laissés. L’obsession antique ne bétonne pas les côtes et n’installe pas de discothèques.
En somme, vous trouvez Ithaque un peu toquée, mais verte et préservée. Grecque, en dépit d’un long compagnonnage vénitien. Avec de la vigne et des oliviers. Des chèvres. Et des pêcheurs qui travaillent dans les eaux proches et pour des quantités raisonnables, ipso facto écolo. L’île est montagneuse et penche vers l’ouest, où elle présente une côte douce et basse. Le port naturel de Vathy – chef-lieu – est harmonieux avec son cercle de hauteurs coulant doucement vers la mer. Le village littoral de Kioni a un charme spécial à effet immédiat. La randonnée se pratique au naturel. Et la mer, la mer attire. En fait, toutes ces qualités ont fuité. Et les beautiful people clairvoyants ont suivi les hellénistes sur les plages ravissantes d’Ithaque. De somptueuses villas se rencontrent. Des hôtels haut de gamme aussi.
Alonissos - Sporades
L’aire protégée des Sporades thessaliennes est l’un des plus fascinants parcs marins d’Europe. Lorsque l’on plonge la tête dans l’eau, on se prend à déplorer concrètement la raréfaction de la faune méditerranéenne. Parce qu’ici, c’est encore beau, frétillant, populeux, miroitant. Qu’était-ce quand c’était partout ! Enfin, ne plongeons pas avec précipitation et situons un peu les choses. L’archipel des Sporades se trouve au large du Pélion. Et Alonissos à trente minutes de bateau de Skopelos. 64 km², en longueur ; une toison de forêt et de maquis étonnamment dense ; des plages libres ; le bleu si bleu du ciel et de la mer, le blanc si blanc du calcaire, le vert si noir parfois des pins. Et les parfums étourdissants qui vont avec. Le chant des cigales. Cliché ? Tsss tsss, attendez d’y être. Les amas, les falaises, les marches géantes du calcaire font le spectacle géologique. Des plages se lovent au pied des éminences, dans les anses, qu’il faut rejoindre en petit bateau ou parcours sportif. Peu d’accès aisé, c’est bien l’exclusivité qui compte !
On peut aussi opter pour la campagne, où les pins et les chênes font racine arrière devant les oliviers. On est bio sans cahier des charges ni déclamation. Voilà, nature. Dès lors, plongeons. Beaux herbiers de posidonies, l’herbe de Neptune. Et les dauphins si chers aux Égéens : dauphin commun ; dauphin bleu et blanc ; grand dauphin. Le grand cachalot vient jusqu’ici. Et c’est bon signe. Le corail rouge, qui a une longue amitié avec la coquetterie, flamboie. Le phoque moine passe en propriétaire. Lorsque l’on émerge, on aperçoit – après un bref éblouissement – les faucons d’Éléonore et les goélands d’Audouin sur les falaises de marbre. Les animaux ne sont pas la seule raison de se jeter à l’eau, les parages d’Alonissos sont bien garnis en épaves à explorer ; certaines, comme le Peristera (contemporain de Périclès), avec leur cargaison d’amphores à vin. Enfin, un tuyau, la plage de Kokkinokastro est merveilleuse au couchant
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Ikaria - Sporades
Après s’être brûlé les ailes au soleil, Icare serait tombé non loin de là (dans l’indifférence générale, si on en croit le tableau de Pieter Bruegel l’Ancien, De val van Icarus, au musée Oldmasters de Bruxelles). Bref coup de projecteur sur l’île, puis retour à un relatif anonymat. Éponymie tout de même. Les proches Samos, Mykonos ou Chios sont autrement fameuses. On leur laisse bien volontiers la première page des brochures. Rappelons encore le Voyage en Icarie, 1842, dans lequel le premier communiste Étienne Cabet développe une utopie socialiste. Ikaria aurait-elle été un non-lieu ? Elle devait pourtant devenir l’île rouge après la déportation de très nombreux communistes au cours de la guerre civile de 1945-49. Elle existe donc. Dans les Sporades orientales. Assez vaste et d’un relief puissant, culminant à plus de 1000 mètres. Une douzaine de villages installés dans les hauteurs que le brouillard d’altitude mouille. Une certaine retenue. Néanmoins, on aime danser. L’ikariotikos, qui a accéléré son rythme, reste bien vivante.
On est aussi à la page responsable : développement d’un système énergétique renouvelable hybride (éolien et hydroélectrique) ; classement Natura 2000 (site naturel à valeur patrimoniale). Bien. Et les voyageurs ont-ils quelque intérêt à faire le déplacement car, tout de même, ce n’est pas la porte à côté ? Ceux qui souhaitent n’être pas bousculés, qui veulent prendre leur temps pour le laisser couler lentement ; ceux que le thermalisme à la source rassure ; ceux que l’hellénisme réel touche ; ceux qui surfent et randonnent ; ceux enfin qui s’enchantent de voir une barque de pêche dodeliner dans un bleu immatériel tant l’eau est transparente ; ceux-là, oui, ont intérêt à prendre le bateau.
Kea - Cyclades
Kea, ce sont les Cyclades à une heure de ferry de Lavrio. Alors, pensez si les Athéniens en profitent ! À cela, avantages et inconvénients. Il y a un peu de monde le week-end. Par contre, comme on ne la fait pas touristique aux habitants de la capitale (qui sont aussi souvent ici des résidents secondaires), les petites nuisances inhérentes aux lieux fréquentés par les étrangers vous sont épargnées. On est un peu Grec upper middle class quand on va à Kea. Ce qui n’est pas désagréable en soi. Et puis, allez savoir comment, l’île a gardé son naturel. Elle est restée pimpante sans affectation ; elle s’est habituée à la fréquentation, sans se sentir son obligée. Relief, végétation, climat, on est bien dans les Cyclades. Le sud, un brin aride ; le nord, romantique et vert. Tout autour, des plages de sable fin et cette limpidité méditerranéenne qui explique tant de fresques et de mosaïques antiques.
L’hédonisme est ici une seconde nature. D’autant que, clientèle oblige, on trouve à Ioulis de bonnes tables et partout des vins capiteux. Les villages n’ont pas dépouillé le charme de leurs venelles et de leurs placettes. On rencontre les bourricots sans lesquels la Grèce ne serait plus tout à fait elle-même. La randonnée est le complément des bains de mer. Par monts et par vaux, on s’enivre des odeurs de résine, de myrte, de romarin, de lavande. On rallie des sites antiques, comme l’acropole de Carthaea, dont ont parlé Strabon et Pindare. Ou un fameux lion de pierre. Les vestiges étant de toutes les époques, on relève que le sister-ship du Titanic, le Britannic, faisant alors fonction de navire-hôpital, a coulé dans les eaux de Kea en 1916. Pour l’heure, seuls les plongeurs confirmés peuvent descendre sur l’épave ; mais on étudie les moyens qui permettraient aux autres de la visiter à leur tour.
Olivier Romano
Syros - Cyclades
La capitale administrative des Cyclades. Ce type de carte de visite parle rarement à la sensibilité voyageuse. Surtout celle qui entend prendre les chemins buissonniers et ne pas s’embarrasser de formulaires. Néanmoins, Syros est une île résolument grecque. Et les petites rues blanches et jaunes de ses villages, où sont ouvertes, entrouvertes ou fermées des huisseries bleues, où lézardent des chats paresseux, où filent des deux-roues pétulants, où les bougainvilliers en font un peu trop, ne dépareraient aucune des prima dona de la mer Égée. Syros a de jolies plages – dont les premières sont peut-être Galissas, Kini et Finikas (dans un rayon de 10 kilomètres autour d’Ermoupoli) – et une vie à soi. Base arrière de la guerre d’Indépendance, elle a accueilli de nombreux réfugiés venant notamment de Chios et de l’Égée orientale. Lesquels ont doté le chef-lieu d’une architecture néo-classique et d’équipements culturels : un hôtel de ville monumental, un corso, un théâtre Apollon inspiré de la Scala, l’église orthodoxe Saint Nicolas.
La guerre passée, tout le monde prend au sérieux le nom de la ville, Ermoupoli – ville d’Hermès, divinité des businessmen – et on en fait une place de négoce d’intérêt régional élargi. Ceci donnant les moyens de cela. De gros contrats se négociaient dans les cafés de la place Miaouli. La vieille cathédrale catholique d’Ano Syros trouve alors son aspect actuel. Le résultat d’ensemble étant qu’aujourd’hui Syros est une île plaisante toute l’année. La belle saison est ce qu’elle est partout dans les Cyclades, chaude, balnéaire et randonneuse ; la moins belle, qui n’est jamais que parfois maussade, est celle de la vie sociale et des spectacles, écho d’une civilisation bourgeoise européenne transportée aux portes de l’Orient.
Astypalée - Dodécanèse
Astypalée confirme par sa morphologie en papillon (deux ailes reliées par un isthme étranglé) sa situation à la charnière du Dodécanèse et des Cyclades. Le paysage brun-roux ferait un peu paillasson si n’éclatait dessus le blanc des villages. Mais le paillasson ne marque-t-il pas justement un seuil ? Au sud de cette île radicale, le bourg principal de Chora descend en amphithéâtre des hauteurs vers la mer. Cet harmonieux jeu de cubes immaculés, parcouru de ruelles ombreuses, est cycladique en diable. Jusqu’aux cornes que lui fait un rang de moulins, lieu de ralliement des noctambules. Une forteresse vénitienne, des Quérini, domine le tout. L’Histoire et la géographie ont imposé ce dispositif classique.
Parlons plages. Elles sont petites et volontiers graveleuses. Elles sont aussi délicieuses. Au sud, Agios Konstantinos, Vatses, Livadi, Kaminakia. Au centre, Steno, Maltezana, Psili Ammos. Au nord, Vathi. On les rejoint d’ordinaire par la route, puis un bout de chemin de terre. À ce propos, Astypalée est un laboratoire de mobilité verte. Peu ou plus de moteurs atmosphériques : électrique et digital général. Deux-roues et deux taxis, qui suffisent à véhiculer partout où vont chaussées et pistes. Les bateaux prennent le relais quand c’est nécessaire. Pour aller au large sur les étendues désertes de Koutsomitis ou Kounoupa, par exemple. Astypalée est altruiste, elle ne garde pas toute la crème solaire pour elle. C’est une île attachante, où l’accueil n’est pas feint. On y veille à traiter bien les voyageurs. Par de bonnes assiettes notamment. Des eaux encore poissonneuses fournissent aux cuisines une substance méditerranéenne authentique. Que l’on accommode d’un bouquet d’épices où entrent safran sauvage, sauge, thym, etc. Tous les villages ont leur auberge qui, servant jour après jour les gens du coin (ceux souvent qui ont fourni la rascasse), ne peut pas tricher.
Patmos - Dodécanèse
Ce n’est certes pas n’importe quelle île. Pas le tout-venant égéen. Jean l’Évangéliste a écrit à Patmos son Apocalypse. L’une des sources vives du christianisme. C’est aussi une Greek island d’aujourd’hui, agréablement vallonnée, relevée de parfums vifs, au littoral chantourné, ponctué de jolies plages. Autour, le bleu incomparable de la Méditerranée orientale. Avec ça, pas de touristes. Ou peu. Des pèlerins, qui vont à la grotte de la Vision, et des esthètes pas pressés, qui donnent à cette terre tout son prix. Est-ce suggérer que l’atmosphère serait un brin compassée et raplapla ? Bien-pensante en un mot. Non point, on vit ici autant qu’ailleurs. On cultive les plaisirs avec le même entrain. Cependant, on a l’espace libre et une durée dont l’élasticité fait le charme. Pourtant, soyons francs, Patmos n’est pas le paradis des clubbers.
On vient ici pour le quant-à-soi un peu alternatif d’une île préservée et paisible. Le souvenir de l’apôtre Jean en a donc fait un lieu de pèlerinage important. La fameuse cavité est aménagée en chapelle (entourée d’oratoires). L’imposant couvent fortifié Saint Jean le Théologien – dédale de cours et d’édifices dans lesquels la richesse chromatique des fresques éblouit ; qu’un millénaire de liturgie a imprégné de pneuma mystique – a été fondé au XIe siècle. L’une et l’autre sont inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco. Sous le monastère, qui en domine le fracas blanc de toute sa masse grise, on se balade dans Patmos City, le plus bel ensemble médiéval de Grèce.
On se promène aussi dans le port de Skala, où sont de nombreuses demeures de période ottomane. Et puis, après le dévoilement eschatologique, le maillot et le paréo reprennent leurs droits : au nord, c’est à Lampi aux galets multicolores ; au nord-est, à Livadi Gernou ; au sud, à Psili Ammos. Et si la colombe de l’Esprit Saint niche dans les églises, canards, cygnes, hérons en grand nombre peuplent les zones humides protégées autour de Grikos et Petra Beach.
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Kastelorizo - Dodécanèse
Cette île de 9 km² semble se glisser discrètement sous la masse de l’Anatolie. À vingt minutes de caïque de Kas, en Lycie, Kastelorizo – que l’on appelle aussi Megisti – est le lieu habité grec le plus oriental. Un petit port naturel admirable, en forme de fer de hache. Et un unique bourg, que le style néoclassique, les tuiles roses et des crépis pastel rendent spécialement harmonieux. Carte postale potentielle, s’il se justifiait d’en tirer. Car les voyageurs ne se bousculent pas sur le quai. Oubli peut-être ? Pas complètement. Quelques artistes et créateurs de renom y ont ici un refuge et une activité qu’ils veulent discrète, afin que celle-ci n’attire pas trop l’attention sur celui-là. Il faut concéder que Kastelorizo rendrait un peu égoïste.
Il y a des endroits qu’on aime fréquenter seul ou, du moins, car les choses se partagent toujours, entre gens de discernement. En premier venu. D’ailleurs, il n’y a pas de plage. On plonge des rochers. Ou d’un bateau. On nage. De concert avec une tortue parfois. C’est archaïque et revigorant. Disons, pas de plage à proprement parler, car les larges tables de marbre de Plakes, inclinées doucement vers la mer, comptent pour. Le bain de marbre, c’est assez Kastelorizo. On peut aussi emprunter un bateau-taxi pour trouver sur les îlots la plus parfaite solitude. La Blue Grotto, grotte marine et phénomène optique, stupéfie. On doit aussi se faire conduire au monastère Saint Georges par le taxi de l’île (qui se trouve sans peine). Tout de même, le vivre et le couvert sont assurés : quelques hôtels et maisons d’hôtes pleines de charme laidback et d’élégance ; et des tables au diapason.
Nisyros - Dodécanèse
Pendant les jours d’été, les bateaux de Kos débarquent ici leurs passagers pour une excursion au cratère Stephanos du volcan. Dont les abords se trouvent un peu envahis de bonnes gens et de téléphones portables. Voilà une, parmi d’autres, bonne raison de séjourner sur Nisyros. Après quatre heures de l’après-midi, on a le paysage lunaire, les marmites de boue et les fumeroles du benjamin des volcans de l’Égée pour soi. Et on profite en solitaire des odeurs de souffre. L’intimité des enfers. Étonnante cette Nisyros d’entre Rhodes et Kos. Variée, avec de vertes collines, des plages de sable noir et des amas de pierre ponce, son volcanisme aux aguets. Ce dernier entretenant un thermalisme primitif, qui se pratique, à prix dérisoires, dans des grottes naturelles, que signalent de sommaires panneaux Volcanic Geothermal Pool. Bel exemple de plage noire, Pachia Ammos, sur la côte est.
À travers les collines, on randonne. Pour se donner des points de vue et rallier des villages exemplaires qui ressuscitent sous l’impulsion de continentaux enthousiastes. Car, si Nisyros ne bénéficie pas de la publicité des agences, le bouche à oreille auprès des amateurs de naturel égéen fonctionne. Le chef-lieu, Mandraki, se trouve au nord-ouest. Port de poche, blanc sur la roche sombre, que domine une fort construit au XIVe siècle par les Hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem. Le monastère qui y est accolé possède une icône miraculeuse de la Vierge, patronne de l’île. Plus haut encore, ce sont les vestiges antiques du Paleokastro. Dans les auberges, on mange des boulettes de pois chiche, du cochon confit, du ragoût de chèvre. Et on boit de l’alcool de romarin. Il fait bon vivre à Nisyros.
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Par
EMMANUEL BOUTAN
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