Jean-François Rial, président de Voyageurs du Monde, reçoit l'écrivaine et cinéaste française, Marceline Loridan-Ivens pour débattre des grandes questions d’actualité, envoyer promener ses idées, s’intéresser au monde.
Une existence “de désordre, de provocations et d’aventures brûlantes”, il n'y a sans doute pas meilleurs mots pour décrire l'itinéraire de Marceline Loridan-Ivens. Fille d’émigrés juifs polonais, rescapée d'Auschwitz, où elle est déportée en 1944, à l'âge de 15 ans, elle n'aura cessé de mener une vie de combats. Cinéaste engagée, elle réalise notamment, au côté de son époux, le grand documentariste Joris Ivens, Le Dix-Septième parallèle (1968) sur la guerre du Vietnam et Comment Yukong déplaça les montagnes (1976) sur la Révolution culturelle chinoise. En 2008, elle publie ses mémoires Ma vie balagan. Et, en 2018, L'Amour après. Chevelure feu et gestes éloquents, elle qui a aimé la vie et tutoyé la mort jette un regard lucide, et sans concession, sur les affres de notre époque.
Jean-François Rial : Après la vie que vous avez traversée, quel regard portez-vous sur l’humanité ?
Marceline Loridan-Ivens : L’homme est un prédateur. Non, je ne suis pas optimiste pour l’avenir de l’humanité. Regardez ce qui se passe au Moyen-Orient entre la Turquie d’Erdogan, le Hezbollah, l’Iran… Les dictateurs se forment un peu partout, la montée des extrêmes à droite comme à gauche est vive en Europe. L’antisémitisme n’a jamais été aussi fort. Certes il y a de bonnes gens mais cela ne suffit pas. Les politiques n’ont pas tiré les leçons, ils rêvent de répéter les erreurs du passé.
J-F.R. : Vous ne croyez donc plus en l’universalisme ? À quel moment avez-vous perdu espoir ?
M.L-I. : Le 11 septembre 2001. La chute des tours a anéanti tous mes espoirs d’universalisme. Je n’oublierai jamais l’horreur des images des gens qui se jetaient par les fenêtres. Ce fut le pire moment de ma vie depuis mon retour des camps. J’ai compris alors que je m’étais trompée, que j’avais eu tort de penser qu’on pouvait changer le monde.
J-F.R. : Ne pensez-vous pas que l’éducation peut changer les choses ?
M.L-I : Les peuples ont les moyens intellectuels de s’entendre mais ils refusent simplement d’en convenir. Je suis sûre qu’il y a des Palestiniens qui rêvent d’un autre monde, mais ils n’ont pas le pouvoir de changer le cours du monde, c’est difficile. Certes, l’éducation permet de calmer un peu les instincts. Celle que m’ont offerte mes parents était exceptionnelle. Ils m’ont appris à m’adapter à toutes les situations, à accepter ce qui m’était donné, ce qui m’arrivait, de bon et de mauvais. Je me suis même adaptée aux camps. C’est sans doute ce qui m’a sauvée. À mon retour, j’ai dû à nouveau m’adapter. Le monde m’était hostile, y compris ma propre mère. J’ennuyais tout le monde et pourtant je n’étais pas revenue des camps pour entendre les mêmes calomnies. Soixante-dix ans plus tard, les choses ont peu changé, nous n’avons pas tiré les leçons de l’Histoire.
J-F.R. : De tous les dirigeants politiques que vous avez connus, y en a-t-il un qui vous a inspiré ?
M.L-I. : Le seul que j’ai trouvé génial c’est Churchill. Malheureusement il n’a jamais triomphé. Les dirigeants actuels sont tous des médiocres, Obama a sans doute été le pire, il n’a pas pris ses responsabilités. Nos dirigeants en France ne valent pas mieux.
J-F.R. : Auriez-vous voulu vivre ailleurs ? Quels pays avez-vous aimés lors de vos voyages ?
M.L-I : J’ai beaucoup aimé l’Asie, le Vietnam, la Chine – en dehors des considérations politiques. À mon retour des camps, je voulais partir vivre en Israël mais j’étais mineure et cela m’a été refusé. J’ai aussi de beaux souvenirs de Venise, à l’hôtel Cipriani avec mon mari, Joris.
J-F.R. : Parlez-nous de lui, quel genre d’homme était-il ?
M.L-I. : Un homme opportuniste, avec de grandes qualités : le courage, l’audace, la générosité. Il était très influencé par les années 1920 et 1930, une période à laquelle les femmes étaient plus libres. Son seul défaut finalement, c’est d’être parti trop tôt.
J-F.R. : Vous-même avez été, tout au long de votre vie, une femme libre malgré les circonstances…
M.L-I. : J’ai un amour profond pour la liberté. Malheureusement pas assez de gens en sont amoureux. Toutes les femmes qui sont revenues des camps ont répété l’histoire de leurs parents, elles ont été soumises et le sont encore aujourd’hui. J’aurais aimé qu’on ne se laisse pas aller à la banalité. Certaines ont été admirables, je pense à Simone Veil. Elle a fait beaucoup de choses pour les femmes même si elle était contrainte à une certaine réserve. De mon côté, je me suis toujours engagée au nom de la liberté. Je suis une combattante.
J-F.R. : L’amour, c’est aussi ça le secret ?
M.L-I. : Indéniablement, l’amour est une force. Même si cela semble difficile à concevoir, dans les camps, l’amour existait malgré l’horreur et la tyrannie des uns. J’avais une amie, Françoise, des yeux verts, très belle. Chaque jour, un jeune travailleur civil tsigane lui apportait du pain. Jusqu’au jour où il n’est pas revenu…
J-F.R. : Est-il possible de pardonner ?
M.L-I. : J’ai vu tant de gens mourir, tant d’enfants, à tel point qu’en voir aujourd’hui m’est encore difficile. C’est impossible de vivre de telles horreurs et d’accepter le monde. Jamais je ne pardonnerai, ni à l’Allemagne ni à la France. Personne ne m’a jamais demandé pardon.
« J'ai toujours tenu cinq minutes de plus. »
J-F.R. : Si vous aviez 20 ans aujourd’hui, contre quoi vous engageriez-vous ?
M.L-I. : Contre l’antisémitisme, contre l’islamophobie, la censure, les mensonges, je ne me laisserais pas faire ! Je suis triste de la régression de la pensée actuelle. Ceux qui osent s’insurger sont condamnés. Je me battrai jusqu’au bout contre les extrémismes, je ne partirai pas de ce pays.
J-F.R. : Quels espoirs portez-vous dans la jeunesse actuelle ?
M.L-I. : D’une génération à l’autre, la jeunesse ne prend que ce qui l’arrange, et ce n’est pas forcément ce qui convient à l’ancienne génération. Nous allons vers beaucoup d’hésitations. Les jeunes ne savent pas se défendre, ils n’ont pas appris à se battre. La fin du service militaire est une erreur. C’était un lieu de mixité entre les milieux sociaux et religieux, un moyen de se découvrir, donc un bienfait pour la société française. Il reste à la jeunesse actuelle le désir d’être libre et de faire. Pour cela, elle doit apprendre à se battre.
J-F.R. : Quels étaient vos rêves de petite fille ? Quel est le prochain ?
M.L-I. : Petite fille je souhaitais être danseuse de claquettes ou avocate. Cela ne s’est pas réalisé mais j’ai appris à ne jamais laisser passer mes chances. Lorsque j’ai voulu devenir cinéaste, j’ai appris et j’ai pris tous les risques. Le prochain ? Il va me tomber dessus. Les choses vous tombent dessus sans qu’on ne sache pourquoi, il faut les saisir, ne pas écouter les autres. À la fin de ma vie je deviens écrivain. Je ne m’y attendais pas. Je traîne la patte, j’ai des problèmes de vue et n’ai plus toujours la force de marcher, mais il faut continuer à se battre.
J-F.R. : Quel message aimeriez-vous léguer ?
M.L-I. : Vivre, être heureux, essayer de réaliser ses rêves, aller au bout de soi-même. Ne pas se laisser enfermer dans des schémas trop simples et catégoriques. Saisir sa chance quand elle se présente, sans tergiverser. Aller au-delà de soi. Et surtout, tenir cinq minutes de plus que les autres. J’ai toujours tenu cinq minutes de plus.
Les livres de Marceline Loridan-Ivens
L'Amour après, Marceline Loridan-Ivens, écrit avec Judith Perrignon, Grasset (2018).
Ma vie balagan, Marceline Loridan-Ivens, Robert Laffont (2008).
Par
JEAN-FRANÇOIS RIAL
Photographies
PATRICK SWIRC