C’est un rêve d’enfants, un jeu de piste grandeur nature. À une heure de vol de Johannesburg, le lodge Esiweni réunit tous les ingrédients du bon safari : belle savane, Big Five et déconnexion choyée. De Paris aux plaines du KwaZulu-Natal, le magazine Vacance a suivi l’expérience d’une tribu de quatre, mise en musique par Voyageurs du Monde.
MARDI
JOHANNESBURG DANS LE JARDIN DE GANDHI
Paris-Nambiti ou l’itinéraire de deux enfants gâtés. Ce premier voyage hors d’Europe commence bien pour Mona Lou, 9 ans, et Gabriel, 14. En douze heures, sœur et frère ont déjà expérimenté : le lounge de l’aéroport, leur premier vol en A380 et un passage de douane VIP. Pourtant, ce matin, fraîchement débarqués à Johannesburg, leur chauffeur privé les conduit vers un lieu en forme d’éloge de la sobriété. Abritée des rumeurs de la ville par un petit jardin clos foisonnant où se déploient les magnolias et deux “Pride of India” (lilas des Indes) centenaires, se dresse une maison blanche tout en rondeurs. C’est ici, sous un toit de chaume, qu’en 1908 vivait Mohandas Gandhi. Aujourd’hui, la Satyagraha House est une maison d’hôtes et un lieu de mémoire. Le petit cottage adjacent a été réservé pour la famille. Décoration sobre et impeccable, teintes organiques et objets chinés. La cheminée crépite, la fatigue fond sous un massage divin complété par une séance de méditation et un déjeuner végétarien à la fraîcheur du jardin. Du salon à la mezzanine, on parcourt une exposition retraçant le passage du Mahatma. Une étape parmi les vingt et une années sud-africaines, souvent oubliées, au cours desquelles le père de l’indépendance indienne bâtira sa philosophie, la satyagraha (“force de la vérité” en sanskrit). Une introduction à l’Afrique du Sud emplie de sérénité.
MERCREDI
DESTINATION NAMBITI
Moteur. Le petit Cessna 402 prend son élan et quitte le tarmac de Grand Central Airport. Cap sur Durban, au sud-est, destination la réserve de Nambiti, à une heure de vol. Ciel de coton. À bord du jet privé, quatre sourires se crispant un peu à chaque turbulence. Regards accrochés à l’horizon, toile de fond percée par les crêtes noires du Drakensberg (“la montagne du Dragon”). Les palettes d’ocre et de kaki défilent. Dernières secousses. Un premier passage pour “nettoyer la piste” (éloigner les animaux qui pourraient l’occuper) et enfin le bimoteur se pose. Le Kwazulu-Natal déroule le grand tapis vert à ses invités. Pas fâchés de retrouver le plancher des buffles. L’aventure est belle et commence là, entre la piste herbeuse d’atterrissage et le lodge Esiweni, camp de base de luxe. Nambiti est une réserve privée d’environ 9 000 hectares, soit dix fois moins que le Kruger, premier parc du pays, mais dont les pistes sont moins courues.
Cinq jours pour rencontrer les “Cinq Grands”, Big Five en anglais, autrement dit les têtes d’affiche de la savane : l’éléphant, le rhinocéros, le buffle, le lion et le léopard. Pemba, le ranger, a les dents du bonheur. Vingt ans de brousse et un instinct immédiat pour apprivoiser l’Homo sapiens. Le temps que chacun se remette de ses émotions, il invite à grimper à bord du game viewer, gros 4 x 4 à l’habitacle ouvert et rehaussé pour offrir à ses passagers un meilleur point de vue sur la faune (“game” en langage safari) et les paysages de cette région à l’écart des routes touristiques. À mi-chemin entre Durban et Johannesburg, les lieux renferment pourtant une part de l’histoire du pays.
Ces grandes plaines de savane parsemées de kopjes (imposants promontoires de granit) furent d’abord parcourues par les Bochimans – premiers habitants de l’Afrique australe – avant d’être le théâtre des “Battlefields”, champs de bataille sur lesquels s’opposèrent Boers, Anglais et Zoulous au tournant du XXe siècle. Cent ans plus tard, en 2000, la diversité de ces paysages sauvages retient l’attention de Rob le Sueur et Gordon Howard, acquéreurs des terres d’une poignée de fermes sur lesquelles ils créent la ré- serve privée de Nambiti.
Réintroduite progressivement, la population animale de Nambiti affiche aujourd’hui une quarantaine d’espèces mammifères. La diversité de la faune et des paysages lui vaut le surnom de “petit Masai Mara”, soit une version miniature de la prestigieuse réserve kényane. En dehors des Big Five, la densité de game au mètre carré est élevée et les chances de faire de belles rencontres, garanties.
JEUDI
1er GAME DRIVE
Chacun prend place sur un siège confortable. Il vaut mieux car, à raison de deux safaris quotidiens (cinq à six heures de route au total), il sera ces prochains jours une seconde maison. Et que le spectacle commence ! À peine deux minutes et premier émoi : “Là… c’est Pumba !”, lance le papa, pointant une famille de phacochères qui détalent en se dandinant. Fou rire général. La piste court sous “les vertes collines d’Afrique”. L’introduction au grand mythe de la savane africaine, raconté par Hemingway, Kessel ou Disney, se dessine au présent, sous des yeux ébahis. Soudain le ranger coupe le moteur.
Il tend les jumelles à Mona Lou. Là-bas, sous les acacias : sa première girafe. Avec grâce, l’animal, entre deux micro-siestes, s’étend pour grignoter les feuillages tendres. “Ça doit faire mal au cou !”, pense tout haut Mona Lou. Démarche chaloupée, élégance incarnée, la grande dame rejoint son petit (avalanche de “oh” et de “ah”, festival de superlatifs : “trop mignon, trop belle, trop stylée…”). Position girafe (les deux pattes avant en écart), elle se penche et saisit un os d’omoplate abandonné. Stupéfaction générale. Cette icône pacifique ne serait pas végétarienne ? “Elle le mâche afin de couvrir ses besoins en calcium”, rassure Pemba. Question de croissance.
Le 4 x 4 redémarre. À bord, on est d’ores et déjà à l’affût de nouvelles têtes. Mona Lou a d’ailleurs sorti une loupe incongrue et, malgré le sol chaotique, regarde défiler la savane grossie. D’autres espèces attendent en évidence au bord du chemin : koudous aux cornes tire-bouchons, impalas dont le “M” naturellement tatoué sur l’arrière-train vaut un surnom de chaîne de hamburgers, gnous au physique disgracieux – mélange d’antilope, de buffle et de hyène, dit la légende – mais dont les excellents sens (vue, odorat, ouïe) en font un allié hors pair pour repérer l’ennemi. Chacun sa technique de survie.
Les zèbres, crêtes iroquoises rosées et toutes rayures dehors, comptent sur l’effet d’optique pour tromper l’assaillant. Pemba freine à nouveau, repérant à l’horizon une imposante masse foncée. Rocher ? Non, un rhinocéros noir broutant paisiblement. Malgré la distance, la puissance de l’animal transparaît. “On y va ?”, s’interroge un passager un brin inquiet.
Pemba sourit et mène l’équipage jusqu’à “Falcon point”, nid imprenable surplombant la savane, pour un coucher de soleil éblouissant. Dernier bout de piste, le 4 x 4 plonge vers l’Esiweni, mot zoulou qui signifie “le bord de la falaise”. C’est précisément là que Sophie Vaillant et Ludovic Caron ont choisi de troquer leur vie parisienne pour une aventure sud-africaine en forme de lodge de luxe.
VENDREDI
LE TEMPS DES ÉLÉPHANTS
“Good morning !” Il est 5 heures, Pemba frappe à la porte. Réveil aux épines d’acacia (NDLR : ça pique). Entre l’orage grondant dans le canyon, les éclairs illuminant la chambre et les araignées (inoffensives) aux murs, la nuit a été courte et les deux chambrées se sont vite retrouvées sous une même moustiquaire. Mèche de travers, regard brumeux, les visages se réjouissent pourtant à l’idée d’un nouveau game drive. À l’heure où certains ruminent sur le périphérique, les propriétaires de l’Esiweni conduisent leur fille, Adèle, à l’école communale de Ladysmith. Une heure de route durant laquelle la petite compte les girafes.
Vivre au rythme du soleil, loin de toute forme de pollution, visuelle ou sonore, oublier cette course quotidienne contre le temps, adopter le rythme animal – activité le matin et en fin de journée sieste aux heures chaudes : voilà, en dehors de l’observation des Big Five, ce que l’on vient chercher dans ce coin de savane perdue. “Une déconnexion totale”, insiste Sophie, justifiant l’absence de réseau téléphonique et un signal Wi-Fi limité (notre ado lève les bras au ciel). Certains “indécrochables” traitent quelques affaires depuis la terrasse, d’autres ne quittent pas leur lit. Simple plaisir de ne rien faire dans un décor unique. “Lire Tolstoï le matin, partir en safari l’après-midi, c’est la belle vie”, assure Ludovic.
Quant aux sportifs, la réserve impose quelques règles de bon sens. Au père de famille trépignant devant l’impossibilité de faire son footing matinal, les propriétaires répondent : “Ici vous êtes l’animal le moins rapide.” Prisonnier de l’environnement, ironie de la savane qui inverse les rôles. Autrement dit, en anglais : “Only food runs” (“seule la nourriture court”), précise Sophie, racontant une fâcheuse rencontre avec une lionne, alors qu’elle s’était éloignée du 4 x 4 pour prendre une photo, à laquelle elle a réchappé en reculant sur la pointe des pieds. On évitera donc de sortir du périmètre autorisé car tout le monde n’a pas Zeus et Apollon, les deux Jack Russell gardes du corps d’Adèle, pour faire fuir les serpents.
En voiture, donc. Malgré un soleil d’hiver généreux, à 1 200 m d’altitude on se glisse volontiers sous les épaisses couvertures. Bercé par les ornières, Gabriel termine sa nuit. Une lumière veloutée arrose généreusement les collines. Soudain, à l’approche d’un point d’eau, on surprend une lionne postée sur une crête, bientôt rejointe par deux acolytes. “Elles chassent”, annonce Pemba. Un cri étranglé confirme. Une femelle koudou s’enfuit. Elle ne servira pas de petit déjeuner ce matin. Déçus, les trois fauves dégringolent de leur perchoir, droit sur l’habitacle ouvert du 4 x 4, qui retient son souffle dans un frôlement de moustaches. Pemba ne semble pas inquiet : “Les animaux voient le véhicule comme une grosse forme indéterminée, ils ne se risquent pas à l’attaquer. Il faut simplement éviter de trop bouger, de parler, et surtout le ranger doit faire attention de ne pas leur barrer la route.” L’homme fait confiance à son expérience et son instinct pour analyser leurs comportements. Cela vaut bien un fusil. On garde celui-ci pour les braconniers 2.0 qui sévissent désormais en s’appuyant sur les réseaux sociaux pour localiser leurs cibles. Lorsqu’un Big Five est signalé au sud de la réserve, on évite donc les posts trop précis.
Pemba a son idée. La piste file sur de grandes plaines blondes, avant de grimper à nouveau. En bon ranger, il repère une déjection, mais elle date un peu. Pourtant, au détour d’un virage ils sont là ! Une vingtaine d’éléphants, de toutes tailles, occupés à se baigner le long de la piste étroite. La voiture s’arrête à deux pas. Un énorme mâle à la défense cassée échange un regard noir mais pacifique avec les passagers. Chacun poursuit son bain, souffle bruyamment, s’arrose, se roule dans la boue, puis s’éloigne tranquillement. Un éléphanteau suit sa mère sous les regards émus. La rencontre a duré quelques minutes mais le temps s’est arrêté. Grande leçon d’humilité.
SAMEDI
DERNIERS GUÉPARDS ET BUSH BAR
Ce matin, Pemba est pressé. Sa radio annonce un rendez-vous rare. L’œil novice peine à distinguer la silhouette efflanquée. Contre toute attente il marche au pas, lui, le Usain Bolt du règne animal. Le gué- pard, roi menacé d’extinction. Nambiti ne compte que deux individus, en phase de réintroduction. “Face à la destruction de son habitat, le guépard cesse simplement de se reproduire. Et puis il s’apprivoise facilement, à ses dépens. Les milliardaires du Moyen-Orient en sont fans”, regrette Ludovic.
Les dix lodges de Nambiti, coresponsables de la vie animale, de l’entretien des clôtures et de celle des pistes (l’avenue Adèle permettra bientôt de relier l’Esiweni au sud de la réserve), œuvrent également à familiariser le léopard à la présence humaine. Celui-ci, longtemps chassé pour le prestige qu’il incarne auprès des chefs d’État peu scrupuleux et des sangoma (sorciers), est devenu un fantôme nocturne. Après les buffles vus ce matin, ce sera l’unique Big Five manquant au tableau de Gab et Mona.
Ce soir, le “bush bar” monté en pleine brousse permet de savourer un dernier verre autour du boma, le feu de camp traditionnel, sous une voûte étoilée magistrale. Mona Lou s’endort dans son assiette, des rêves de savane plein la tête. Demain elle rendra sa casquette de ranger en herbe, avec une larme de crocodile.
L’avion-taxi ramène la petite famille vers Johannesburg. On cherche des hippos dans les nuages. Dernier safari, urbain cette fois-ci, dans les quartiers branchés de Maboneng et 44 Stanley. Retour en douceur à la civilisation. Soudain, une citation de Gandhi lue sur les murs de la Satyagraha House fait écho. Lui dont l’aventure débuta aussi sur les plaines du Kwazulu-Natal pour s’achever à Johannesburg : “Sincèrement, c’est après mon passage dans ce pays que je suis devenu qui je suis aujourd’hui.”
Par
BAPTISTE BRIAND
Photographies
OLIVIER ROMANO