Des canges à voiles et à rames de la première dynastie aux yachts « dernier cri », la navigation sur le fleuve-roi a évolué au rythme de son courant. Le tourisme fluvial en Egypte doit quant à lui son essor à un type de bateau : le steamer. Petit retour à la Belle Epoque…
1841, dans une Angleterre au faîte de sa révolution industrielle, un ébéniste baptiste a une idée en or : il négocie avec la compagnie des chemins de fer des Midlands un tarif réduit pour les groupes et propose ainsi aux Anglais de voyager à moindre coût à travers tout le pays. Thomas Cook développe alors un concept de voyages guidés à travers l’Europe, en cumulant les atouts du train et du bateau à vapeur. En 1860, l’artisan visionnaire associe son fils John Mason à l’entreprise, qui devient ainsi Thomas Cook & Son. Ce dernier a une conception plus planétaire du tourisme et son regard s’arrête sur un pays en plein développement qui offre un énorme potentiel : l’Egypte.
Le Nil, un défi pharaonique
Soixante-deux ans plus tôt, Napoléon est parti à la conquête de ce pays alors peu convoité. Dans ses troupes, l’empereur emmène une armée d’ingénieurs et d’intellectuels qui vont participer à la modernisation de différents secteurs : réseau routier, agriculture, administration. Avec eux, le tourisme balbutie. L’Occident a découvert un pays aux multiples attraits : historiques, culturels et climatiques. Reste cependant à maîtriser la navigation sur le Nil, un défi pharaonique ! Le développement structurel de l’Egypte se poursuit après le retrait des troupes napoléoniennes. Le nouveau pacha, Méhémet Ali, confiant notamment aux ingénieurs français la restructuration de la marine et des ports. Des artisans arrivent alors de l’Hexagone pour enseigner aux Egyptiens les techniques de voilerie et de charpente marine. En 1840, ils sont plus de 5000 à travailler sur les chantiers navals d’Alexandrie et de Bulaq, au nord du Caire, où sont construites les premières canges à vapeur. Au même moment, l’Egypte passe commande de quelques steamers à l’Angleterre pour assurer un service de courrier régulier : un embryon de flotte fluviale est né.
Thomas Cook Archives
La navigation sur le Nil va évoluer d’un bond grâce à l’ingénieur français Ferdinand de Lesseps, qui perce le Canal de Suez en 1869. Une aubaine économique pour les marines européennes, pour l’Egypte… et pour la famille Cook. Soldats et fonctionnaires en route vers les Indes et l’Extrême-Orient font désormais escale à Port-Saïd. L’aristocratie occidentale, en quête de dépaysement luxueux, trouve sur les rives du Nil une destination d’hiver idéale. Elle apprécie ce creuset magnifique dans lequel se mêlent des millénaires d’histoire à la douceur de vivre. Thomas Cook & Son organise alors le premier « Nile Tour » sur un vapeur loué au khédive (vice-roi) Ismaïl. Les croisiéristes affluent. D’abord concurrencé par son compatriote David Robinson, qui bénéficie d’une concession sur les services fluviaux, Cook obtient la même considération du khédive pour les voyages touristiques au sud d’Assouan. Ainsi, il garde les ladies et laisse les fellahs à son concurrent. Les portes du Nil s’ouvrent sous le ciseau de l’ébéniste.
Cook roi du fleuve roi
La conquête du fleuve passera notamment par ses rives : 1886, Cook supervise à Louxor la construction du Winter Palace afin de répondre au manque d’hébergement dans cette ville devenue plaque tournante du tourisme fluvial. L’entrepreneur britannique confirme ses ambitions en 1899 à Assouan. Sur un promontoire situé face à l’île Eléphantine, il fait édifier un bâtiment de trois étages, aux ailes symétriques : l’hôtel Cataract. Cette façade ocre devenue mythique marque une étape obligatoire pour tous les voyageurs, contraints de changer de bateau pour gagner les temples de Haute Nubie et d’Abou Simbel.
Thomas Cook Archives
Deux évènements vont contribuer aux affaires de la famille Cook. En 1876, plombée par sa dette extérieure, l’Egypte passe sous protectorat franco-britannique. L’Angleterre s’assure le contrôle du canal de Suez et assoit sa domination sur le pays. Pour les touristes occidentaux, la destination devient l’Orient le plus proche et le plus sûr. A ce contexte international favorable s’ajoute la décision prise dès 1880 par le vice-roi d’accorder à Thomas Cook & Son la concession de toute la navigation sur le fleuve. Quatre ans plus tard, la flotte est réquisitionnée pour mener la campagne militaire du Soudan. Les steamers reviennent sérieusement endommagés. Loin d’être accablé, Cook saisit l’opportunité : il lance la construction de ses propres bateaux. Ainsi, à partir de 1885, débute en Ecosse la fabrication d’un nouvel escadron de vapeurs qui seront acheminés en pièces détachées jusqu’au Caire avant d’y être assemblés. La première série : Prince, Abbas, Tewfik puis les 3 Rameses sont des vapeurs première classe qui transportent jusqu’à 80 personnes. Leurs dimensions sont confortables pour les passagers mais la navigation au niveau des cataractes d’Assouan est impossible. Au début du siècle cette navigation deviendra possible après la construction du barrage d'Assouan qui comporte plusieurs écluses.Inauguré le 10 décembre 1902, long de 2,5 km, il fut relevé et épaissi à deux reprises, en 1912 et 1933, submergeant au passage la région de la Basse Nubie sur 295 km.
Une croisière à la Belle Epoque
Cook réalise son rêve : en deux décennies il rend la navigation sur le Nil accessible à un plus grand nombre de voyageurs. En pratiquant des prix modérés, il ouvre le Nil - bientôt surnommé le canal de Cook - à la bourgeoisie britannique. Ce voyage était jusqu’alors réservé à une élite, celle qui peuple les clubs privés du Caire et navigue sur des dahabiehs privatisées. Cette population de diplomates, d’officiers et d’intellectuels ne voit d’ailleurs pas d’un très bon œil le développement du tourisme de masse. « Le temple d’Osiris est envahi d’une foule parlant fort, en anglais. Il me semble entendre le bruit des verres et des couverts. » note l’écrivain français Pierre Loti en 1910. « La laideur associée au nom de Cook me fut un jour expliquée en ces termes : le Royaume-Uni, jaloux de la beauté de ses filles, les soumet à un jury lorsqu’elles atteignent la puberté. Celles qui sont jugées trop vilaines pour se reproduire se voient accorder un compte illimité chez Thomas Cook & Son» ironise-t-il.Pourtant, les critiques n’empêcheront pas l’empire Cook de s’étendre. Une nouvelle série de première classe voit le jour : L’Egypt en 1907, l’Arabia en 1911 et le Sudan en 1921. Equipée de moteurs à triple expansion, cette nouvelle flottille, qui va progressivement remplacer les Rameses, est plus rapide.
Thomas Cook Archives
La durée de l’aller-retour entre le Caire et Assouan est réduite à 20 jours, contre 50 jours en dahabieh ! L’entreprise représente désormais plusieurs millions de livres sterling. Et si, en ce début de XXe siècle, l’Egypte a perdu de son mystère exotique, elle continue d’attirer une population en quête de tranquillité et de couleurs locales. A l’époque journaliste au Daily Mail, GW Steevens résume bien l’engouement pour la région : « Le maître mot de la vie sur le Nil est la paix. Une existence paisible, régulière et reposante. Il y a juste assez de variété pour garder votre esprit éveillé et suffisamment de routine pour le laisser tranquille. Juste assez de choses à découvrir à terre pour se persuader de ne pas être fainéant et suffisamment de farniente à bord pour vous assurer d’apprécier le reste ».
Mort sur le Nil
A bord de cette dernière génération de bateaux, la clientèle de Cook est choyée telle Cléopâtre. Après une visite archéologique à dos d’âne, les ladies retrouvent les salons du Steam Ship Sudan, pour jouer aux cartes et au backgammon. A la proue, une salle ouverte sur le Nil est réservée à leur loisir favori, l’aquarelle. De leur coté, les messieurs disposent d’un fumoir où ils se font servir whisky et vieux porto.
Le pont supérieur est composé de petites suites et le pont inférieur de cabines confortables disposant d’un balcon ombragé sur le Nil. Chacune est équipée d’une table de chevet, d’une armoire et d’un lavabo avec eau chaude. Toilettes et salles de bain sont communes, excepté dans les suites. Ainsi vogue l’âge d’or des vapeurs du Nil. Malgré la parenthèse tragique de la Grande Guerre et la fin du protectorat britannique (1922) le Steam Ship Sudan coule des jours tranquilles jusqu’en 1935. Durant cette période bénite pour Cook, diplomates, hommes d’affaires, militaires continuent de se presser à son bord, aux cotés des archéologues. L’un d’eux, Max Mallowan, y effectue en 1933 une croisière avec sa femme, Agatha Christie.
La reine du « detective novel » trouvera à bord l’inspiration du fameux Mort sur le Nil. Titre prémonitoire : la Seconde Guerre Mondiale sonne le glas du tourisme oriental. Comme le reste de la flotte, le Steam Ship Sudan restera à quai pendant plus de 50 ans, passant du statut de roi du Nil à celui d’épave oubliée. A l’aube du XXIe siècle, Voyageurs du Monde découvre par hasard le navire rouillé. Coup de coeur immédiat et sérieux travaux. Les roues à aubes et l’histoire du steamer sont relancées.
Par
BAPTISTE BRIAND