Médecine ancestrale mariant Inde galante et Inde savante, l’ayurvéda promet une vie harmonieuse en protégeant l’organisme des invasions barbares. Au Kerala, où elle est née il y a plus de 5 000 ans, elle attire des patients en quête de sérénité, prêts à endurer la cure des puristes. À moins d’opter pour une version adaptée, plus douillette, aux confins du Sri Lanka. Voyage à plusieurs vitesses au pays du mieux-être.
Comme tous les matins du monde, un homme se tient immobile sous un arbre, à moitié nu. Sa barbe et son chignon serré sur le haut du crâne sont ceux d’un Rishi, sage d’une société pré-antique auquel la méditation apportait la connaissance. Au temps où la terre n’était pas inclinée sur l’écliptique, où la quête ultime des hommes étaient de se libérer de la souffrance et de vivre en harmonie avec la nature.
Ces ascètes, hommes saints de l’Inde ancienne, sont le germe de la médecine ayurvédique telle qu’elle est pratiquée de nos jours dans le Sud du sous-continent indien, berceau et conservatoire à la fois, avec ses quantités de lieux (officines, hôpitaux, jardins de médicinales, universités, hôtels…) dédiés à cette science du corps et de ses affections. Un foisonnement de propositions qui assure à chacun de trouver son propre nirvana : au sommet, les institutions puristes véritables gardiennes de la grande tradition, puis les « cliniques » présentant une version adoucie, mais néanmoins bien inspirée, et enfin les palaces choyant ce nouvel engouement à grand renfort de protocoles cinq étoiles édulcorés… Sans oublier, bien-sûr, jalonnant notre route, une réjouissante collection d’adresses d’initiés qu’on se confie déjà entre fidèles.
L’arrivée à l’aéroport de Cochin ne laisse aucun doute au curiste fraîchement débarqué d’Europe… Tandis que publicités d’hôpitaux et autres réclames d’hôtels-spa tentent d’attirer l’œil du chaland encore engourdi par le voyage, sur le chemin des bagages, un extraordinaire « duty free » aligne fioles et potions brunes aux noms mystérieux, comme de séduisantes sentinelles à l’avant-poste de ce voyage au pays de l’harmonie retrouvée. Pour rejoindre le nord de l’État jusqu’à Thrissur, creuset des traditions ancestrales, le train a pris son élan et s’est laissé glisser entre palmeraies et rivières. La ville, considérée comme la capitale culturelle du Kerala, concentre bon nombre des 124 hôpitaux ayurvédiques répertoriés dans cet État en forme de piment, allongé sur le flanc sud‑est de l’Inde. Le Kerala aurait vu naître l’ayurvéda il y a environ 5 000 ans, ce qui en fait la plus vieille médecine du monde, désormais reconnue de façon officielle par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Une science de la vie dont l’approche holistique, mêlant les bienfaits du yoga, de la diététique et des massages, attire jusqu’ici, à la source, de plus en plus d’Occidentaux en quête d’équilibre. Une petite route bordée de maisons ripolinées à la sauce indienne, mauve, turquoise, pistache, mène justement au Niramayam Heritage Ayurveda Hospital, l’un de ces centres confidentiels revendiquant cette approche puriste. La large bâtisse centenaire, entourée d’un parc paisible de palmiers, petits étangs et temples, abrite dix chambres simples, voire dépouillées, qui s’ouvrent sur des patios et des varangues aux dentelles de bois. Nous sommes chez Rakesh, éminent héritier de l’une des huit dynasties brahmanes dépositaires de la science ayurvédique.
L’accueil est chaleureux, presque familial. Inutile de vouloir garder sa porte fermée, il y a toujours une adorable jeune fille pour entrer sans frapper un verre de thé à la main – car il faut boire, et boire encore… Réveil aux aurores, pour surprendre les premières lueurs du lever du jour, dans un ravissement de méditant, tandis qu’une mixture d’herbes médicinales et de ghee (beurre clarifié de son eau et de ses graisses) est apportée, avant de se laisser happer par la première journée et son programme délicieusement immuable. Massage, yoga, massage à nouveau… sous l’œil attentif des médecins se relayant pour surveiller religieusement ces corps pétris en voie de résurrection. « L’allopathie s’attaque au symptôme, nous traitons la racine de la maladie ; et grâce au ghee, nous pénétrons le liquide et le solide, de la lymphe à l’os », explique l’un d’eux, tandis qu’un autre médecin regretterait presque notre curiosité de débutant : « Les Indiens se laissent soigner, les Occidentaux veulent comprendre… » Et de poursuivre en souriant, la main sur notre pouls afin de diagnostiquer le fameux dosha, dosage personnel des trois énergies vitales dont nous sommes composés. Vata pour l’air, pitta pour le feu et kapha pour l’eau. C’est le déséquilibre entraîné par le stress et une mauvaise hygiène de vie qui provoquerait les maladies. À travers une discipline alimentaire stricte, des massages, des prescriptions de phytothérapie et de yoga, l’ayurveda vise à rétablir l’équilibre initial. « Je devine le dosha au premier regard et remonte l’histoire du corps au toucher », termine ce jeune médecin formé au Vaidyaratjam Ayurveda College tout proche, une école aux allures de lycée français des années 1960. Comme lui, 30 000 praticiens exercent aujourd’hui au Kerala, signe de la renaissance de cette médecine quasi tombée dans l’oubli, à la fin du xixe siècle.
Légère entorse au règlement de la maison, lequel nous somme de ne rien faire d’autre : nous filons visiter l’ancienne université de notre cher docteur, où s’active une sage colonie d’étudiants en uniforme, pantalon bouffant et sari. À l’instar de l’État d’Uttar Pradesh, le Kerala concentre une grande partie des fabriques de médicaments. La famille Thaikat Mooss, autre des huit grandes dynasties kéralaises, participe à ce nouveau rayonnement. Ne pas manquer leur fabuleuse manufacture, voisine de l’université, et ses jardins bio. Encombré de ventripotents fagots d’herbes, de chaudrons géants où bouillonnent de suffocants brouets et d’où s’échappe une vapeur épaisse, cet antre d’apprenti sorcier diffuse des milliers de flacons de pilules et de potions à travers le monde. Dans les stocks – où courent à perte de vue d’impressionnantes étagères croulant sous les flacons ambrés – une armée de petites mains compose les colis au son de la mélopée des contremaîtres ânonnant les commandes… Toujours cette dichotomie qui oppose anciens et modernes dans une Inde ancrée dans ses traditions, mais le regard tourné vers le monde contemporain…
Retour à la maison où de nouveaux soins à la résonnance aussi douce que mystérieuse nous attendent : shiromardhanam, abhyangasnana, paadamardhanam… Plus ou moins agréables, mais chargés d’éliminer ces fichues toxines par divers procédés chimiques ou mécaniques. Avant de rénover son corps, on procède comme pour un meuble, on décape ! Deux fois par jour, les massages reprennent, précédés du même rituel : se laisser couvrir du sommet du crâne à la pointe des pieds d’une généreuse dose d’huile qui, au contact de la peau, favorise, elle aussi, l’élimination des toxines. Chacun sort de ce festival de tapes et de pétrissage étrangement calme, retrouvant les autres patients sous la pergola pour un thé au gingembre et une poignée de copeaux de noix de coco caramélisés.
Le temps devient élastique, étirable, les repères s'effondrent et la cure agit, là... au contact d'une nature généreuse et bienfaitrice
Une fois par mois, Niramayam Heritage accueille aussi les paysans des campagnes environnantes. « Maintenant que la médecine ayurvédique est de nouveau institutionnalisée, elle commence à devenir chère », admet notre hôte qui met, gratuitement, ses médecins au service des plus modestes. Ce type de cure, qui tend à soigner des pathologies chroniques, est sans doute le plus authentique. Mais tout le monde n’est pas prêt à mettre de côté ses habitudes deux à trois semaines d’affilée pour vivre une telle radicalité : se coucher et se lever avec le soleil « pour en absorber l’énergie grandissante » et ne rien faire d’autre que les traitements. Bonne nouvelle, le Sud de l’Inde et son voisin, le Sri Lanka, ont eu la bonne idée d’imaginer des formules plus douces et en phase avec nos seuils de résistance occidentaux. L’écovillage d’Ulphotha est de ceux-là, situé en pleine nature srilankaise, entre jungles et lacs, dans une région de légendes et de grottes sacrées.
En ce petit matin radieux, les hôtes ont déroulé leur tapis sous un banian géant tandis qu’une famille de singes mâchonne son petit déjeuner. Ici, on joue en priorité la carte du yoga, l’ayurvéda, étant proposé en option. Cette quinzaine, les cours sont signés Samantha Duggal, ancienne danseuse de Bollywood, dont le hatha‑ vinyasa assez personnel a fait sa réputation. « On vient ici pour s’offrir un break du corps et de l’esprit, pour réfléchir à sa vie. Certains qui arrivent sont au bout du rouleau », confie Suzi, l’hôtesse des lieux accompagnée de Kakuli, chien philosophe. Ulpotha a été fondé, il y a plus de vingt ans, par son frère Giles Scott et Viren Perera, un associé sri‑lankais. Ils en ont fait un lieu associatif, à but non lucratif, dont la gestion est confiée six mois par an aux villageois, qui redeviennent agriculteurs le reste du temps. Les allées, sans cesse ratissées, sinuent entre les huttes de terre crue qui font office de chambres. Pas d’eau courante, mais une source pure, pas de murs, mais des moustiquaires, pas d’électricité, mais des bougies, et pas de miroirs !
Les petites filles du village passent en riant sous leur casque de cheveux coupés au bol. Elles regardent les hôtes rejoindre leurs cours de yoga dispensés par les professeurs de renommée internationale qui font, régulièrement, escale ici. Dans la cuisine de Pushpa, éclairée des seuls feux de bois, les plats du jour diffusent leurs effluves d’épices. Bouillons d’herbes en ébullition, chutneys dans des jarres d’argile, pâtes de riz pétries selon les règles ayurvédiques… Les ingrédients proviennent quasiment tous du potager, un jardin de cocagne baigné de fleurs et parfumé de fruits. À table, les conversations tournent autour des derniers traitements testés à la clinique ayurvédique, un village dans le village. « La première semaine fait sortir la fatigue et les émotions. Mais la deuxième semaine, on vole ! », prévient un habitué. La nuit tombée, les lanternes s’allument et l’ombre des arbres dessine des arabesques sur la terre battue. Se coucher avec les poules n’est plus une punition, mais un doux endormissement au son de la symphonie tonitruante de la jungle. Le temps devient arythmique, élastique, étirable, les repères s’effondrent et la cure agit, là où on ne l’attendait pas. Le traitement ici, c’est d’abord la nature.
La nature, encore elle, se montre généreuse autour de Kovalam, au sud du Kerala. L’immense plage en croissant, bordée par la mer d’Arabie, a vu se poser, il y a quelques années, l’élégant Niraamaya Retreats estampillé Relais & Châteaux. Ce petit palace, composé d’un ensemble d’anciennes maisons kéralaises remontées pierre par pierre dans un parc éclatant de santé, pratique la forme d’ayurvéda la plus légère, la plus douce… Il abrite le domaine du docteur Arun Aravind, réputé pour ses succès dans le traitement de l’arthrite et du cholestérol. Ce praticien consciencieux va jusqu’à pré-consulter en ligne ses futurs patients pour les préparer avant le départ. Ici, on ne parle pourtant pas de clinique, mais de spa où sont dispensés une multitude de traitements. « Seuls 10 % de nos hôtes sont psychologiquement prêts à épouser la discipline d’une cure ayurvédique. Les autres sont en vacances et souhaitent repartir en forme », constate‑t‑il. Aux volontaires, il pratique ses massages à l’huile sur une table taillée dans une seule pièce d’acacia, d’où l’on ressort les muscles transformés en chewing‑gum. Mais ici, l’effort le plus intense consiste à résister aux outils de communication parfaitement connectés et à se libérer de notre vie quotidienne. Laquelle ne manquera pas de se manifester à nouveau.
Le jour du départ, à l’aube. Il est temps d’entamer le chemin, en sens inverse. Sous la lumière montante, la poussière de la route est autant de minuscules cristaux dorés. Mission accomplie ? Ce sous-continent qui ressemble, parfois, à une carte postale exotique d’antan, aurait-il exhumé la médecine qui nous sauvera de nos maux modernes ? Dans ce pays de couleurs vives et magiques, tout est affaire de nuances. À chacun de découvrir la cure qui restera gravée, en faisant de cette quête ayurvédique, un beau prétexte pour réécrire ses carnets indiens.
Par
GENEVIÈVE BRUNET
Photographie de couverture
JÉRÔME GALLAND