Deux mecs, trois îles, les quatre saisons en une journée : voilà la combinaison idéale pour découvrir cette Écosse qui tangue et gite au rythme des humeurs vagabondes de la vie, sans jamais dériver. Bon vent, bonne mer, accrochez-vous !
Prenant une voiture à Glasgow, sautons de ferry en ferry vers nos trois îles favorites, Jura, Mull et Skye flottantes à l’ouest de l’Écosse, pour une escapade à deux, entre mecs forcément sympas, vaguement sportifs, aux intérêts variés et à la sobriété variable. Ce qui évitera de trop nous scotcher sur les innombrables distilleries de whisky qui jalonnent ces côtes, pour mieux s’enivrer de l’air du large et du spectacle d’une faune et d’une flore exubérante au cœur de paysages prodigieux. Nous embarquerons un beau matin (ou pas) vers les Hébrides Intérieures où, dit-on, quatre saisons peuvent défiler en un seul jour, pour voguer dans des labyrinthes aquatiques, entre montagnes rondes aux vagues de verdures veloutées et falaises déchiquetées par une mer prisonnière de roches volcaniques. Les nuages s’amoncellent parfois au-dessus du pont en quarante nuances de gris, et, vue du bastingage, la lumière au loin bascule sans cesse, laiteuse, fardée de rose et de mauve ou éclatante des ors d’un soleil qui perce les nuées. Les flots sous nos étraves passeront du bleu pervenche aux plus menaçants des anthracites et leurs humeurs seront aussi changeantes que les vents incessants.
Un dicton gaélique prône qu’un homme doit trouver sa maison sur Mull, sa vache sur Islay et sa femme sur Jura. Va donc pour une première escale sur Jura où la draguede la gent féminine sera plus que serrée : 200 humains seulement habitent ses petits 300 km2 en compagnie de 7 000 cerfs sauvages. Négligeant les bovins d’Islay— mais humant de loin ses huit distilleries —, nous rejoignons Jura via Port Askaig, où la bouche métallique dugros ferry venu de Kennacraig nous a débarqués. Dans une crique pimpante comme une carte postale une petite maison peinte à la chaux fait office de pub, bureau de poste et resto. Parfait abri pour attendre joyeusement le transbordement, avec pintes de bières, fish and chips et pêche locale encore frétillante. Notre mini-ferry, les voitures attachées sur le pont trempé par les embruns, rejoindra en cinq minutes Feolin, quai solitaire se détachant sur une lande déserte, prélude bien modeste aux étonnements à venir.
Ici commence la seule route de Jura qui longe sa côte est sur une vingtaine de kilomètres, de baies en plages, frôlant, sur la pointe de nos pneus, un territoire demeuré sauvage, enveloppée dans une couverture de tourbières et de bruyères. Une harde de cerfs roux, plantée à l’affût sur la colline en guise de comité d’accueil, nous défie calmement, yeux dans les yeux. Ces créatures majestueuses, fondatrices de tous les mythes de l’île, capables de raser une forêt en quelques générations, s’y reproduisent depuis des siècles avec tant d’enthousiasme que leur traque et leur chasse deviennent un acte citoyen, réglementé. Pour le plus grand bonheur de la poignée de propriétaires de “Hunting Estates” qui possèdent 90 % de Jura, tel le beau-père du premier ministre Cameron.
Seuls obstacles à une circulation plus que fluide, des troupeaux de moutons sont les compagnons constants de notre traversée, entre mer et terres. Première mise en jambe en pente douce, une marche dans un splendide isolement rustique veillé par les courbes maternelles des trois “Paps”, mamelons hauts de 700 mètres qui arrondissent en douceur la silhouette de l’île. Sur leurs flancs nous croisons des “crofters”, cultivant de maigres arpents de terre fertile et promenant leurs troupeaux dans la lande où la tourbe laisse la place à quelques surfaces appétissantes de fougères et de trèfles. De rares pêcheurs guettent la truite dans les centaines de ruisseaux qui cascadent sur les pentes, et les longues plages balisant notre périple sont évidemment désertes.
Dévalant jusqu’à la baie d’Inverlussa une pancarte posée sur une table de guingois dans le sable, nous invite à un “tea on the beach” à commander par talkie-walkie et, de la ferme voisine, Georgina, accorte paysanne, descend sur la plage nous servir thé brûlant, toasts et cakes que nous avalons ravis et éberlués par quelques cerfs baguenaudant paisiblement à quelques mètres dans l’écume. La route à son extrémité devient un hasardeux chemin caillouteux mais tout en bas, se niche Barnhill, une ferme isolée au-dessus du Sound of Jura où Georges Orwell écrivit “1984”, vision prophétique d’un “Big Brother”qui hante encore nos cauchemars contemporains. Son patron, Lord David Astor, propriétaire du quotidien où il travaillait et d’un domaine de huit mille hectares sur l’île, lui avait suggéré cette retraite créative dont l’isolement et l’humidité faillirent avoir sa peau mais pas sa plume. Pour les plus soiffards et ingambes, les “ceilidhs”, fêtes musicales celtes carburant au pur malt, les feront gigoter et virevolter dans le “Cooperage”, immense entrepôt où dorment les centaines de barriques vides de l’unique et excellente distillerie du minuscule village de Craighouse,un lieu magique pour danser avec Catriona, Fenella et autres bergères. Sur les quais du petit port l’esprit du whisky de Jura, parfumé à la tourbe, se dissipe dans la brume qui enveloppe les promeneurs solitaires.
Notre prochaine escale est Mull, l’île aux émerveillements naturels époustouflants. Cette fois-ci notre ferry est amarré à Oban, face à un quai grouillant de monde où sur l’étal de la baraque vert pomme de la “Seafood Hut”, des pyramides de grosses crevettes se négocient à bas prix. L’un de nous tentera d’en battre le record de dégustation avant de les restituer à leur élément,quand notre navire tanguera en faisant cap sur les ruines du Duart Castle, perché à la pointe est de Mull, escorté par un grand aigle de mer à queue blanche. Réintroduit sur ces rivages il y a quarante ans, ce magnifique prédateur aux becs et griffes acérées comme des poignards, est devenu une attraction locale autant qu’une menace pour les agneaux qu’il enlève d’un seul battement de ses ailes d’une envergure de plus de deux mètres.
Plus pesantes sont les autres vedettes animales du coin, les “Kiloe Highland Cattle” hirsutes bovins trapus et les “Hebridean Native Sheeps” moutons très noirs, arborant parfois d’inquiétantes doubles paires de cornes. Nous les caressons, du bout des yeux, paissant dans les dunes des bords de la baie sablonneuse d’Ardalanish. Soignées par des fermiers farouchement organiques, leurs toisons finiront en tweeds, tissées en chevrons ou tartans sur de vieilles machines victoriennes maniées sur place par des artisans qui négocient crânement leurs créations originales en pure laine bio. Saisis par le démon du shopping nous nous déguisons en bergers, allant parader sur la lande dans des capes fermées de boutons de bois, coiffés de casquettes plates et emmitouflés de longues écharpes. Nos carapaces laineuses ont la texture rugueuse des terres environnantes, et leurs mêmes couleurs fauves et charbonneuses,fleuries parfois de colorants végétaux tels le pastel ou la garance. Prêts pour la “Fashion Week” de Mull avec ces élégants éleveurs écolos, ils nous proposeront même d’aller bivouaquer sur la plage pour faire griller les meilleurs morceaux d’une viande bio qu’ils découpent avec la même habileté que leurs étoffes.
Pour nous faire pardonner tant de plaisirs terrestres nous allons faire nos dévotions sur l’îlot voisin et sacré d’Iona, apparition maritime d’un vert émeraude flottant au-dessus de flots carrément turquoise. Bel endroit pour une rencontre avec le très brave Saint Colomba qui y installa son monastère pour partir christianiser dès 563 ces contrées vouées au redoutable dieu viking Thor. Après une respectueuse visite au Duc et à la Duchesse d’Argyll, seigneurs de ces îles, endormis drapés de marbre blanc,côte à côte pour l’éternité sous la nef gothique de l’abbaye,on s’égare le soir venu jusqu’à un cimetière où sont enterrés les 48 premiers rois d’Ecosse, dont Macbeth, au son des cris rauques des râles des genets, nom évocateur d’un oiseau migrateur, bruyant et noctambule.
Le plus vigoureux de nous deux part courir après le soleil couchant,en pédalant le long des Loch Na Kraal et Scridain,deux profondes incursions de la mer jusqu’au cœur tourmenté de l’île. Alentour, les falaises s’éclairent comme pour des effets spéciaux et se couvrent au fur et à mesure de tapisseries flamboyantes, qui trempent leurs traînes de lichens et de mousses dans les eaux sombres qu iles reflètent. Dernière claque pour nos yeux ébahis : le basalte, surgissant des flots en colonnades hexagonales et marches en damier, pour former Staffa, univers dramatique et noir à quelques encablures des sables dorés de la plage de Calgary. La grotte de Fingal y devient une cathédrale volcanique où l’écho des vagues chante une mélopée qui inspira au jeune Mendelssohn son Ouverture des Hébrides. Non moins exaltés, nous voilà transportés sur une autre planète, colonisée par des macareux becs orange voltigeant dans le vent au plus près d’escarpements aux éclats métalliques.
Pour les amateurs de ferries que nous sommes, Skye n’est plus une île depuis qu’elle est reliée à l’Écosse par un pont, point de détail pour un éblouissant final. Nous nous y promettons de vigoureux exploits, en abandonnant au plus vite notre machine sur la plus grande île de l’Écosse. La plus impressionnante aussi. Ici les délires minéraux sont à leurs combles entremêlant des roches nues et tourmentées, jaillies du magma et sculptées au détour des couloirs du vent et des vagues. Ses crêtes défilent et éclatent parfois en poignées de couteaux géants tendus vers les cieux. De sombres masses pierreuses en dévalent, se fragmentant et s’éboulant dans l’écume. Skye est envoûtante dans les brumes qui s’accumulent en gros bouillons aux flancs de ses aspérités,un des rares endroits au monde que les pluies embellissent.Elle sait aussi se montrer craquante quand elle passe de l’autre côté du miroir des nuages et s’enroule,métamorphosée en Caribéenne, au long des croissants de ses plages blanches aux couleurs de lagons.
Boostés par de telles visions, les plus audacieux se lancent dans les vagues des Coral Beaches, deux parfaits arcs de sable étincelants, découpés dans la prairie verdoyante. Une première baignade revigorante mais pas vraiment tropicale qui fouette les sangs et nous envoie tous frais, crapahuter pour notre ultime grimpette sur le corps tordu du “Old Man of Storr”, silhouette pansue qui se découpe à 700 mètres sur fond de forêts de pins. L’ascension est un peu rude, les gars s’essoufflent et se taisent, presque recueillis, en montant à la file vers un pinacle de jets de basalte étourdissant. Soudainement un grand coup de vent déchire les nuages et nous dévoile jusqu’à l’horizon les lambeaux telluriques qui forment, tout alentour,le panorama de territoires marins où, chanceux lurons, nous avons navigué dans la beauté convulsive des archipels écossais.
Par
JEAN-PASCAL BILLAUD
Photographies
JEROME GALLAND