Excellente nouvelle : les turbulences de l’actualité épargnent l’Egypte depuis suffisamment longtemps pour que les visiteurs s’y pressent à nouveau. La croisière sur le Nil retrouve son romantisme et ses parfums de légende. Illustration avec les itinéraires savants qu’assure un vapeur d’exception, le Steam Ship Sudan.
Il était une fois cinq mille ans d’histoire. On devrait dire cinq mille ans de mémoire. La nôtre, celle de notre civilisation et de l’essentiel de nos savoirs. Les voici qui se succèdent à la manière des grains d’un chapelet précieux tout le long du Nil, rives droite et gauche confondues. Le fleuve, roi des fleuves et fleuve des rois, offre à l’Egypte les limons qui tapissent ses vallées de vert, des paysages d’ocre minéral et d’or céleste qui alimentent le rêve de tous les explorateurs archéologues, sans oublier les temples, colonnes, statues et nécropoles à la charge émotionnelle sans pareil. Ici, au fil des 867,68 kilomètres qui séparent Assouan du Caire, chaque pierre en appelle au céleste, témoignant du talent des artistes, des graveurs de hiéroglyphes, des tailleurs de marbre ou de calcaire, auquel s’ajoute la foi des savants, des sages ou des prêtres, guidée par le soleil et les mystères de la vie.
Cette farandole du génie humain n’a jamais cessé depuis 3 000 avant Jésus. Entre-temps, quelque deux cents pharaons dont six femmes et quelques souverains noirs nés au Soudan voisin, ont inventé la civilisation dont nous sommes les enfants. Ménès (il unifia le royaume vers 3150 avant J-C.), Khéops (celui qui fit construire la grande pyramide), Khéphren (il nous a aussi légué sa pyramide ainsi que le shinx), Néferkarê (ils furent sept à porter le nom, autant que les Khéty), Thoutmôsis, Hatchepsout, une femme, Akhenaton (1371-1337) et son épouse, Néfertiti, Toutankhamon, fils des précédents, Ramsès (il y en eut onze), Alexandre Le Grand, Ptolémée, la belle Cléopâtre qui rencontre César en 48 avant notre ère… Autant de reines et de rois qu’on élève presqu’au rang de divinités lorsqu’ils entrent dans la légende.
Suicide avec un cobra
A suivre ces personnages mythiques, on découvre l’aristocratie du Nil, les tribus juives, les orateurs grecs, les légions romaines, les marins phéniciens, les paysans nubiens, les Ottomans qui imposèrent leur religion, des géants dont le règne s’étend sur plusieurs décennies (66 ans pour Ramsès II) ou qui ne montent sur le trône que quelques jours, d’autres qui se suicident avec un cobra ou meurent en pleine gloire à la tête de leurs troupes, certains qui ne sont que des bambins ou bien des prêtres ou encore des généraux. Autant de sagas dont le brio n’a d’égal que les fastes de la cour et les rituels méticuleux qu’observe le peuple égyptien.
C’est le tableau qu’offrent les rives du Nil en mille étapes possibles, depuis le lac Nasser jusqu’au Caire, avec plusieurs haltes essentielles : Abu Simbel, le site du fameux grand temple tout à la gloire de Ramsès II représenté en quatre colosses de 20 mètres de hauteur, une merveille sous les feux du levant ; Assouan où il n’est pas question de manquer l’élégante île Eléphantine, le magnifique temple de Philae, pas plus que le bar du mythique hôtel Old Cataract avec vue sur le fleuve et mémoire du film Mort sur le Nil ; Louxor, évidemment, son temple ainsi que celui voisin de Karnak, le musée, la vallée des Reines, la vallée des Rois, le Ramesseum, etc. Plus au nord enfin, lorsqu’on remonte vers Le Caire, voici l’Egypte du petit peuple, dans un décor inchangé depuis Pharaon. Le navrant chaos architectural du Caire ou de la moindre bourgade de rencontre, les ordures qui jonchent n’importe quel talus, le quadrillage militaire et policier, la censure, la corruption endémique, la pauvreté qui grimpe, les prisonniers politiques… Ne soyons pas aveugles mais gardons l’Egypte pour ce qu’elle a de meilleur depuis des millénaires, son patrimoine historique. Il est unique.
La crue du 15 juin
Pour la photo, c’est simple : de part et d’autre du Nil se déroule un ruban de verdure qui bute sur deux chaînes de montagne parallèles, chaque rive la sienne, de longs murs ocre derrière lesquels il n’y a plus que le désert. La crue du fleuve, célébrée chaque année autour du 15 juin, apporte trois mois durant les bienfaits de la nature. Les alluvions régénèrent les sols pendant que les eaux nettoient chemins de poussière et ruelles cabossées. Sur cette bande d’à peine un kilomètre de large, les paysans cultivent le maïs, le riz, l’orge, la canne à sucre, le bananier ou le palmier dattier, ainsi que tous les légumes du jardin. Un tapis émeraude sur lequel butine la vie.
Entre deux champs, pointe un village avec ses maisons de pisé comme l’exige la tradition, à moins que l’administration soucieuse de modernisme ait infligé d’horribles immeubles de briquettes rouge, vides pour la plupart. La crise du logement frappe pourtant une population qui frisera bientôt les 100 millions d’âmes. Avec une naissance chaque 13 secondes, le pays sature au regard des terres cultivables qui n’augmentent guère, d’une recette touristique à la peine et d’une eau qui s’annonce de plus en plus rare. Il n’empêche : la vie persiste à couler en douceur dans les villages dominés par la flèche de la mosquée (étonnante vision de nuit, elles sont très souvent illuminées de vert fluo, tendance night-club !), plus rarement par celle d’une église copte, ces chrétiens qui se revendiquent population initiale du pays de Pharaon.
Les travaux des champs vont bon train, le teuf-teuf d’une pompe à irrigation trouble le silence de ces campagnes inchangées –ou presque- depuis Ramsès et Cléopâtre. Les bourriquots trottinent sur les chemins qui dessinent les parcelles, les enfants « jouent à l’eau » comme partout dans le monde, mais la leur, c’est le Nil, les femmes lavent le linge ou la vaisselle dans le courant, installées sur des escaliers taillés dans la berge, plus loin, profitant d’une pente douce, les hommes nettoient mobylette ou voiture, un bac surchargé entame sa traversée poussive, des papis assis devant leur porte, regardent passer le temps.
Cuivres polis et chêne ciré
Site archéologiques, vie de tous les jours, monuments historiques, temps de la récolte, heure de prière ou pause à l’ombre d’un acacia, tressent la vie du pays, son intimité, sa sincérité. Le voyage en Egypte peut n’en retenir que quelques éclats, il peut aussi les réunir en vue de saisir un tout, une globalité, une identité.
Sur ce registre, un bateau récolte tous les éloges. Steam Ship Sudan est né en 1921, lorsque le voyage en Egypte et la navigation sur le Nil conjuguait élégance et précieux savoirs. Minutieusement restauré, il porte toujours beau et son aura brille de mille feux. Roues à aube, cuivres polis, parquet de chêne ciré, parois d’acajou vernis, chromos à l’ancienne, mille objets d’époque, fauteuils de palme tressée, voilages romantiques, dix-huit cabines et cinq suites, toutes singulières et grand confort (air conditionné, baignoire, service impeccable), voici l’Egypte telle qu’on en rêvait, inchangée depuis les pastels de Champollion, Elisabeth Taylor ou Agatha Christie.
A bord du Sudan, c’est le temps long qui s’apprivoise et magnifie la journée pendant que le fleuve paresse, que l’escale raconte l’inédit, que la visite enchante l’esprit avec les grandeurs de l’histoire. Reste à contempler les lointains, ceux qu’offrent la montagne et le désert voisin. Ocre ici, blanc là-bas, ou bien argent balançant ses éclats de lumière, crème, nimbé de poussière, cuivré lorsque le crépuscule s’en mêle et toujours prêt à s’embellir dans le miroir du Nil.
Dieux de lumière
Il est 13 heures, les découvertes du matin sont terminées, le bateau va reprendre sa navigation douce. Quelques impatients occupent le bar, à côté du piano. Les tables ont été nappées de blanc à l’ombre le long de la coursive bâbord. Un des serveurs en costume traditionnel rouge sanglé de noir (uniquement des hommes, la plupart coptes et francophones) sonne la cloche de bronze, les passagers s’installent. Houmous, galettes cuites à bord, perche grillée, légumes bios, desserts maison, fruits d’une ferme responsable, un régal. La conversation ne sait plus où donner de l’éblouissement : les tombes, la chaleur, les hiéroglyphes, la statuaire, la poussière, les bas-reliefs et les frises raffinées, le vol paresseux des ibis blancs, les monastères silencieux, les ruelles, les 2 millions et quelques pierres nécessaires à l’édification d’une pyramide aux calculs si parfaits, l’interdiction des pacotilles venues de Chine, l’incroyable conservation de la couleur des peintures, les mystères de la momification, mais comment savaient-ils qu’à l’œil nu, on peut compter jusqu’à 5 460 étoiles ?, l’alignement des colonnes entièrement sculptées, comment pouvait-on épouser sa sœur ?, les dieux de lumière et leurs voisins des mondes obscurs...
On en oublierait d’écouter le glissement sensuel de l’eau contre l’étrave noire du bateau, la felouque croisée en silence, les enfants qui là-bas, saluent des deux mains, le pêcheur à l’épervier, les tapis de joncs portés par le courant. Eternelle Egypte, cinq mille ans plus tard…
Par
JEAN-PIERRE CHANIAL
Photographies
OLIVIER METZGER