Salvador de Bahia. Souvent on dit “Bahia”. La ville se confond avec son état. Au début, enfin, quand les Portugais ont jeté l’ancre dans ce coin sublime, c’était simplement Baia, la baie. Le “h” s’est immiscé bien plus tard. La première capitale du Brésil (1548 – 1763) est devenue un creuset de la culture afro-brésilienne : son carnaval de rue est le plus fréquenté au monde, avec ses mega-camions à musique (le Trio Elétrico) et sesblocos afro (Olodum, Ilê Aiyê…), ses 365 églises y côtoient les terreiros du candomblé (les cultes arrivés dans les bagages des esclaves d’Afrique). Et ses plages sur le littoral. Bref, un pôle qui attire le monde entier.
Et pourtant, Bahia, ce n’est pas seulement une ville, c’est, rappelons-le, un État, exactement grand comme la France, avec d’autres régions singulières. Sur la côte Sud, d’Ilheus à Itabuna, c’est la zone du cacao, immortalisée par les truculents romans de l’immense Jorge Amado (notamment “Gabriela, girofle et cannelle”). Loin dans l’intérieur (comme on dit au Brésil), au-delà du Sertão aride, il y a la Chapada Diamantina, un verdoyant parc naturel aux mille cascades, refuge des Baianes qui fuient le boucan du carnaval.
Mais cette fois, je vous emmène de l’autre côté de la Baie de Tous les Saints, sur les terres luxuriantes du Recôncavo, de Santo Amaro à Cachoeira, à une bonne heure de route de Salvador. Une région très spéciale, hors des circuits touristiques, à la fois maritime et spongieuse, chargée d’histoire, un voyage dans le voyage, au pays de Caetano Veloso et sa sœur Maria Bethânia, sur les terres de la samba de roda. Si peu à voir avec celle de Rio, elle rythme les moments précieux de ce Recôncavo, ses habitants en sont fiers, et encore plus depuis que ladite samba de roda (ou chula) a été labellisée “Patrimoine immatériel” par l’UNESCO, seul genre musical brésilien ainsi consacré. Un patrimoine précaire, toutefois, entretenu par de vaillants anciens, avec peu de moyens.
Un peu d’histoire : on a affaire à une terre singulière parce qu’agricole, on y cultive depuis toujours la canne et le tabac (vous le verrez plus tard, ça a son importance), où nombre d’esclaves fraîchement débarqués d’Afrique ont atterri, pour les travaux des champs. Un foyer de révoltes, notamment en 1807 et en 1835, date de l’ultime soulèvement, dit des “Malês” : les tambours ont sonné depuis Salvador jusqu’au Recôncavo, et les esclaves, sortis de leurs réduits pour en finir avec leurs maîtres et aussi avec l’Église Catholique, ont été massacrés. Des dizaines de morts, des centaines de prisonniers et même 500 d’entre eux… renvoyés en Afrique ! Leur cri de ralliement : “Allah akhbar”. Car la religion des esclaves, souvent enracinée dans leurs racines yoruba, a aussi emprunté ses valeurs à l’islam des marchands d’esclaves musulmans d’Afrique qui les ont vendus ! Pour l’abolition de l’esclavage, il faudra attendre 1888. Le Brésil, pourtant indépendant depuis 1822, était pour le moins en retard sur le reste du monde !
Sâmia DUARTE
Sao Felix
Cachoeira de Sao Felix : la torpeur est contagieuse, les rues sont désertes, cap sur la petite maison blanche qui sert de lieu de culte et de musique. Dona Dalva, figure lumineuse, nous reçoit, très émue, dans sa grande robe blanche de “Baiane”, comme toutes les femmes présentes, elle est âgée et son principal souci est de transmettre son savoir-faire et sa connaissance aux jeunes générations, en l’occurrence sa petite-fille. Dona Dalva dirige le groupe de samba de roda Suerdieck. Du nom de la fabrique de cigares (maintenant fermée), fameuse dans tout le Brésil, où elle travaillait comme “rouleuse” avec ses collègues de travail. Cela fait 60 ans que Dona Dalva donne le signal aux voix féminines et du tambour, pour les hommes. Les chants, profanes mais empruntant au religieux, s’enchaînent comme par magie. Les femmes tournent sur elles-mêmes, on n’est pas loin de la transe soufi. L’âme de Cachoeira semble résider toute entière dans cette masure, la samba sonne comme un tourbillon qui défie le temps. Et ce, même si la ville est loin de se regarder dans son seul passé, en témoigne la nouvelle Université Fédérale du Recôncavo, inaugurée par le Président Lula et à la pointe des nouvelles technologies. Et en même temps, Cachoeira célèbre chaque mois d’août la Confrérie de Boa Morte, un ordre séculaire de bonnes sœurs noires qui “mixe” catholicisme et syncrétisme du candomblé.
Santo Amaro
A présent, cap sur Santo Amaro, traversé par la rivière Subaé que chante Maria Bethânia (et qu’a composé son frère aîné Caetano Veloso) Tous deux ont porté dans le monde entier le feeling particulier de leur ville. Ils ne sont plus seuls, en 2010, le groupe Samba Chula de São Braz a chauffé à blanc l’assistance du WOMEX (le marché mondial de la world music) à Copenhague. São Braz ? Un village de pêcheurs de la commune de Santo Amaro, la base familiale de Nando, rasta depuis le début des années 80, comme nombre de ses proches. On le trouve soit dans son restaurant “roots” à souhait, “Nando’s mariscos”, dans le centre de Santo Amaro, soit dans la très officielle Maison de la samba de roda, que ceux de São Braz partagent avec d’autres groupes, comme Raizes de Santo Amaro, le groupe de Dona Nicinha. Cette maison, obtenue avec l’aide d’une poignée de musicologues de terrain et aussi du Ministre dela Culture de Lula, Gilberto Gil, enfant de Bahia, a redonné un coup de fouet à une musique vieillissante. Le petit peuple du cru renoue ainsi avec un genre négligé et souvent couvert par les décibels.
Sâmia DUARTE
Il faut voir, sur la terrasse de cette maison coloniale, les deux frangins João de Boi et Aluminio se tirer la bourre, sur fond de guitare stridente en boucle qui rappelle la rumba congolaise, un bouquet de percussions, et ces dames aux danses trépidantes et au chœur espiègle. De leurs voix rauques, ils chantent dans leurs chulas (chansons) l’histoire de l’esclavage et les maux de la planète, qu’ils mélangent à des vannes de l’instant, souvent coquines, sur leurs voisins, ou aux belles mélodies du grand compositeur local Roberto Mendes.
Plus on a de Dieux, plus on prie ! Éléments de candomblé et de la religion catholique, deux traditions qui cohabitent malgré l’hostilité de la hiérarchie de l’Église, plus un soupçon de rastafarisme, voici un cocktail tropical comme seul Bahia et particulièrement ce Recôncavo peuvent en sécréter. Il faut voir dans leur univers ces gens humbles et conquérants, croyants et bons vivants, pour en déguster, comme dirait Rabelais, la substantifique moelle.
Par
REMY KOLPA KOPOUL