Véritable palace roulant, l’Orient-Express n’en finit pas de fasciner. Seule rame encore en activité, le Venise-Simplon-Orient-Express fait revivre le faste des années 1930 et l’âge d’or du voyage ferroviaire.
À l’heure du slow travel et du projet Hyperloop (train permettant de faire quelque mille kilomètres en une heure), l’Orient-Express serait-il l’avenir du voyage haut de gamme ? Symbole d’aventure à l’esprit Art déco créé en 1883, l’Orient-Express poursuit son périple à travers la planète, devenant entre-temps une marque – le premier hôtel Orient-Express ouvre ses portes à Bangkok, perché dans la tour futuriste King Power Mahanakhon. Quant à elle, la ligne originelle Paris-Istanbul, stoppée en 1977, renaît de ses cendres ; et le Venise-Simplon-Orient-Express continue sur sa voie depuis 1982. L’histoire aurait pourtant pu se résumer à un roman noir, et les wagons s’éteindre définitivement à la frontière biélorusse. Elle n’aurait d’ailleurs jamais débuté sans la douce folie d’un entrepreneur belge, Georges Nagelmackers. Inspiré par ses voyages aux États-Unis à bord des sleeping-cars transcontinentaux de la Pullman Company, l’homme d’affaires décide d’importer le concept en Europe, en y ajoutant le confort des paquebots transatlantiques de l’époque… Il vient d’inventer le palace roulant. Après un coup d’essai entre Paris et Vienne, sa Compagnie internationale des wagons-lits (CIWL) se lance à la découverte de l’Orient, source de fascination. Le 5 juin 1883, le premier Orient-Express s’ébroue de Paris à Constantinople (Istanbul), en seulement quatre jours. “On dit avec raison que notre temps est fertile en miracles ; je n’ai rien vu de plus étonnant que cette odyssée dont la poussière estompe encore mon chapeau”, note l’académicien Edmond About lors de l’inauguration officielle en octobre de la même année. L’Orient-Express connaît dès lors un succès massif, plébiscité par des voyageurs fortunés et pressés.
Matt Hind
Le salon des têtes couronnées, des espions et des stars
La percée du tunnel du Simplon, dans les Alpes suisses en 1906, raccourcit encore le temps de parcours vers la Turquie et la Grèce, permettant au passage de rallier de grandes villes comme Milan, Venise, Zagreb et Belgrade, et repousser les frontières jusqu’à Ankara, Alep et Bagdad. Les trois liaisons hebdomadaires affichent complet lorsque la Première Guerre mondiale sonne l’arrêt brutal du train. Le 11 novembre 1918, l’Orient-Express tient sa revanche en recevant à son bord les signataires de l’Armistice. L’entre-deux-guerres marque l’âge d’or du “roi des trains”. La clientèle succombe à l’extrême raffinement orchestré par deux maîtres de l’Art déco, le décorateur René Prou et son ami joaillier René Lalique. Plafonds en cuir repoussé de Cordoue, parois lambrissées en marqueterie loupe et ronces d’acajou de Cuba, panneaux de verre gravés, tapisseries des Gobelins, rideaux en velours de Gênes, soieries brodées, bronze poli, argenterie… Un véritable palace sur rail dont le style vaut à certains wagons d’être classés monuments historiques.
Helen Cathcart/Belmond/Orient-Express
Dans l’atmosphère feutrée des voitures se côtoient alors les têtes couronnées (Léopold II de Belgique, Carol II de Roumanie, le sultan Abdülhamid II), les espions (Mata Hari y a ses quartiers), les étoiles (Joséphine Baker, Coco Chanel, Lauren Bacall), les écrivains (Ernest Hemingway, Jean Cocteau, Léon Tolstoï, Graham Green) et, bien sûr, Agatha Christie et son célèbre Crime de l’Orient-Express. Naviguant entre imaginaire et réalité, “l’OE” abrite les romances de Marlene Dietrich et Jean Gabin, les aventures de James Bond et les fantasmes de Guillaume Apollinaire (Les Onze Mille Verges). La Seconde Guerre amorce le déclin du train des trains et suspend les lignes qui reprendront que chaotiquement après 1945. Le nouvel échiquier géopolitique de l’Europe, puis la guerre froide auront eu raison de ce lien symbolique entre Est et Ouest, et la démocratisation du voyage aérien scellera le sort de ce train d’élites. Un dernier voyage a lieu en 1977 avant que les rames soient abandonnées aux quatre coins de l’Europe.
Belmond/Orient-Express
Résurrections et avant-goût vénitien
Certains refusent pourtant de voir disparaître une telle légende, rachetant aux enchères les wagons comme les pièces d’un puzzle magistral. Parmi eux, un voyagiste suisse, Albert Glatt, qui relance une ligne entre Zurich et Istanbul. Le Nostalgie-Istanbul-Orient-Express circule et prolonge même sa course jusqu’à Tokyo, via Moscou. Un “Extrême-Orient Express” exceptionnel mais extrêmement coûteux pour son propriétaire, rapidement ruiné. Racheté par un ancien cheminot allemand, le train ralliera les portes de l’Orient jusqu’en 2008, avant de terminer sa course au fond d’une steppe entre Pologne et Biélorussie. Cette fameuse “rame de Glatt”, retrouvée en 2011 par un chercheur mandaté par la SNCF après une enquête digne d’Hercule Poirot, est le Graal en cours de restauration.
Belmond/Orient-Express
Le Venise-Simplon-Orient-Express continue quant à lui d’écrire la légende. Rétablie en 1982, la liaison effectuée dorénavant au départ de Londres (avec escales à Paris et Calais) doit sa résurrection au magnat américain James Sherwood (propriétaire du groupe Belmond – intégrant l’hôtel Cipriani). Les dix-sept voitures bleues et or ont été restaurées dans le plus franc respect du style Orient-Express. Aux cabines escamotables de trois mètres carrés ont récemment été ajoutées trois suites spacieuses : “Paris”, hommage à une élégance perpétuée par des passagers en smokings et robes Charleston rejouant le jeu des années 1930 ; “Istanbul”, ode nacrée à l’Orient ; “Venise”, capsule baroque dans laquelle les tapisseries antiques et la soie damassée scintillent sous un lustre de Murano. Un avant-goût de la Sérénissime, qui après une matinée où défi lent sommets, chalets suisses et un tea-time sur fond de campagne lombarde, profile sa lagune argentée. Stop. Entrée en gare de Santa-Lucia, terminus de deux jours et des poussières d’éternité. Le voyage d’une nuit ou de toute une vie.
Photographie de couverture
BELMOND/ORIENT-EXPRESS