Le porte-conteneurs est amarré quai de l’Atlantique, dans le port du Havre. Ce soir, le ballet des grues, immenses girafes d’acier qui déposent les caissons comme des pièces de Lego, a cessé vers 22 heures. Le pilote monte à bord. Le capitaine enchaine cigarette sur cigarette, son second aussi. A minuit pile, Widukind larguera les amarres pour mettre le cap sur New York, 3 321 miles plus loin, 6 150,492 km. La grande traversée commence.
Les 19 hommes d’équipage ont pris leur poste. Qui veille sur les enrouleurs des énormes cordages, qui sur les machines et leurs commandes, qui sur les fixations qui sécurisent les 700 conteneurs embarqués, qui sur les radars signalant d’un triangle blanc l’intense trafic qui règne en Manche, plusieurs dizaines de bateaux. Widukind est l’un d’eux : 220,48 m de longueur, 32,24 m de largeur, 18,70 m de hauteur et 9,40 m de tirant d’eau. Son moteur diésel développe une puissance de 26 270 KW, arrondissons autour de 33 000 CV signés Rolls Royce. Quand il est sorti des chantiers polonais en 2006, c’était un géant, un Panamax, capable de passer le fameux canal avec une marge de 50 cm de chaque côté, avec ses 3 000 conteneurs. Aujourd’hui, comparé aux mastodontes dernier-cri de 400 m de longueur, lourds de 15 000 boites, il fait moins sa star mais compense par sa vaillance et son expérience.
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Son armateur allemand l’a baptisé du nom d’un héros saxon qui, au VIIIème siècle contesta les avancées de Charlemagne mais perdit la bataille. Les élans nationalistes ont quand même leur limite puisque Widukind, après avoir porté le drapeau du Libéria, fait désormais flotter celui du Portugal sur les océans du monde. Port d’attache, Madère, où il n’a sans doute jamais jeté l’ancre. Son service, inlassablement répété, consiste à charger ses conteneurs en Europe puis à les acheminer sur la côte Est des Etats-Unis (Philadelphie, New York, Savannah, Miami, au gré des demandes) ainsi qu’en Colombie (Cartagena), avant de passer le Canal de Panama, de rejoindre Tahiti, la Nouvelle-Calédonie, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Déchargement, chargement. Ensuite, c’est le retour. A moins qu’une cargaison l’attende d’urgence à Hongkong, Shanghai ou Singapour…
Collé à la ligne rouge
Orencio Cortez, la cinquantaine, 1,62 m sous la toise, Philippin de Cebu, deux enfants qui lui manquent et une épouse qui l’attend, est le maître de cette enclume flottante de 42 200 tonnes filant à 19 nœuds de moyenne, environ 35 km/h. Il en rigole : « Un si petit bonhomme pour un si gros bateau, ça surprend, n’est-ce pas ? », avant d’ajouter « Nous avons deux dépressions en vue, elles grossissent vite, pas bon tout cela, nous serons à New York dans neuf jours ». Plus lent que le Queen Mary 2 de la Cunard (sept jours sur cette même route en septembre 2017) ou que le trimaran de Thomas Coville, Sodebo Ultim’ (quatre jours, onze heures, dix minutes et vingt-quatre secondes), il est vrai, dans l’autre sens. L’ordinateur a calculé la route. Orthodromie, météo, puissance des vagues de travers, rafales de vent, tout est intégré par le Big Brother des océans et trace une ligne rouge rectiligne sur les écrans de contrôle. Le bateau se colle dessus et avance impeccablement droit. Le pilotage d’un cargo ne laisse aucune place à la fantaisie. Son seul objectif est d’arriver au plus vite, de livrer, de charger et de s’en aller dans les meilleurs délais. La marine marchande ne rivalise pas avec la croisière qui s’amuse.
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Une fois la Manche franchie et l’immensité atlantique plaquée sur le cercle parfait de l’horizon, la vie du bord reprend son cours habituel. Comme il ne se passe rien, hormis l’attente des prochains coups de vent, autant être méditatif, avouer une passion ou avoir embarqué les vingt livres qu’on n’a jamais eu le temps de lire. Aucune distraction n’est prévue. Sauf une mini-salle de sport dotée d’une bicyclette poussive et d’un rameur, une autre équipée d’une table de ping-pong. Une piscine (4m X 3m) complète l’agrément. Elle est remplie lorsque la température le permet et quand le capitaine y pense.
> Plus d'informations dans notre Abécédaire du voyage en cargo.
Bistrot de pirates
Comme on le suppose, les quelques passagers payant leur voyage présentent un profil atypique. Sur celui-ci, ils sont quatre, tous quinquas ou sexagénaires. Un Anglais, spécialiste de sécurité informatique, fait le break et rejoint son épouse en Nouvelle-Zélande. Un couple franco-suisse, elle orthophoniste de renom, lui, maréchal-ferrant, curieux de cette originale manière de prendre son temps, débarquera en Australie pour filer ensuite par avion en Inde. Un Français complète l’assemblée. Lui, il rêvait d’arriver un jour à Tahiti par la mer.
Résumons. Il y a les radicaux du voyage atypique, rebelles par nature, récalcitrants par devoir, refusant la banalité de l’avion, le mirage des clubs de vacances, les plages encombrées. Bref, faire comme tout le monde, pas question. Alors, le voyage en cargo, sorte d’infatigable baroudeur qui ne touche la terre et ses hommes que le temps d’une bière locale sifflée coude sur le comptoir d’un bistrot de pirates, prend des airs de Graal.
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Autre catégorie de passagers, celle des curieux des grands mythes de notre civilisation. Ulysse peut-être, Jean-François de Galaup, comte de La Pérouse (1741-1788), sans doute, mais à coup sûr, ces millions qui, entre la fin du XVIIIème et le début du XXème siècle, choisirent de s’inventer une nouvelle vie en déposant leur bouquet de rêves aux pieds de Miss Liberty à New York. Fabuleuse épopée de ceux qui n’avaient plus rien en Europe à part la dernière croix en or de la famille glissée par maman dans le baluchon du gamin, et bâtirent avec ardeur les Etats-Unis d’Amérique. Sur un registre voisin se retrouvent les admirateurs des traversées au long-cours qui rassemblaient jadis les Français partis prendre leur poste aux « colonies » comme on disait. Cap sur Dakar, Tananarive, Fort-de-France, Papeete, Chandernagor, Saint-Denis, Na Trang… Sur les vapeurs des années vingt et trente, s’installaient avec famille et malles-cabine le nouveau gouverneur, le médecin, l’institutrice, le gendarme, l’infirmière, le jeune lieutenant, le fonctionnaire des Postes, accompagnés de quelques vagabonds des tropiques. Cette micro-société prenait ses marques, s’évaluait, se préparait à vivre ensemble le temps d’un mandat sous un ciel dont ils peinaient à imaginer les charmes. Autant que les pièges. Combien d’histoires d’amour, de haines tenaces, d’amitiés indéfectibles, de complicités fraternelles sont nées sur les ponts de ces bateaux dont le panache disait un certain esprit de France avec porcelaine de Sèvre, vins de Bordeaux et verres de cristal ?
Il parait aussi que la rencontre avec un anachorète militant est toujours possible. La formule le change des randos en Margeride ou chez ses amis Amish. Il vient les mains dans les poches de son jogging, t-shirt frappé de la voie lactée ou du Om tibétain, tapis de yoga sous le bras, musique psalmodique dans les écouteurs. Silencieux, végétarien, méditant, il ne demande rien, veut juste qu’on lui fiche la paix. La tête dans sa bulle, regard figé sur le large, il aime le cargo comme parfait mode de solitude cerné par les bleus, les verts et les gris d’un océan sans cesse changeant, comme le sont ses lumières intérieures. Prière de ne pas déranger.
Le temps libéré
Enfin, voici les artistes. Ou plus exactement, ces anonymes qui, promis, juré, vont mettre à profit ces longues journées de navigation et l’isolement qu’elles impliquent, pour réaliser leur œuvre. Sans prétention aucune, juste pour le plaisir de se faire plaisir. Celle-ci embarque un chevalet ou un bloc à croquis, cette autre a opté pour le stylo et le cahier à carreaux, l’ordinateur peut-être, ou encore pour la maquette de la Santa Maria, la broderie, la photo avec son Nikon argentique, à moins que ce soit les équations mathématiques. Les mondes intérieurs sont d’une infinie richesse lorsqu’ils peuvent se révéler.
Justement, le passager comprend vite que le principal trésor du bord, c’est le temps, enfin libéré. Un seul repère, jour/nuit, un seul horaire, celui des repas, on n’est même pas obligé de venir s’attabler. Pour le reste, l’envie guide. Rien n’interdit de s’allonger à 14 heures, de veiller jusqu’à 3 heures, de monter sur la passerelle s’asseoir à côté de l’homme de quart ou de regarder le large des heures durant. Seul au monde, son temps à disposition, le prendre, le perdre, l’agencer, le glorifier, l’oublier.
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La vie à bord coule ainsi, chacun son univers. Les repas sont pris en 30 minutes, à peine le temps d’évoquer l’averse de grêlons qui cognaient fort sur le hublot, les oiseaux, miniatures, rasant les vagues, comment vivent-ils à 3 000 km de toute côte ?, le tanker croisé alors qu’il glissait là-bas dans les brumes, les dauphins, une dizaine, qui cet après-midi, ont sauté devant le bulbe de la proue, impossible de ne pas y voir une manière de communiquer !
Et puis est arrivée la dépression que le radar avait repérée, au beau milieu de l’Atlantique nord. Windukind balayé par des nuages d’écume giflant la coque noire, soulevé comme un fétu, retombant lourdement, claquant l’océan, bousculant les déferlantes, roulant, tanguant, 7 mètres de creux, rafales à 120 km/h des heures durant, folle démonstration de force de la nature face à la prétention des hommes. A l’intérieur, tout ce qui n’est pas attaché ou enfermé vole, tombe, se brise, le bateau grince et tremble comme jamais, les conteneurs tiennent bon. La ligne droite, toujours, pour arriver le plus vite possible, le ciel finira bien par s’assagir.
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Sur la passerelle de commandement, installé dans son grand fauteuil de pacha, le capitaine Cortez a la bouille rigolarde en face de « ses » marins vacanciers. Il s’avoue sidéré d’apprendre que pour un mois de navigation, ils ont payé deux fois le montant de son salaire. « Tout ça pour le plaisir de vous faire secouer au milieu de nulle part, se moque-t-il. Grosse dépression pour encore dix heures, tenez bon ! ». Pas de retard. Widukind suit impeccablement la ligne rouge tracée sur l’écran radar.
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Par
JEAN-PIERRE CHANIAL